Cet enregistrement est consacré à divers types de jeux vocaux et de chants des Esquimaux du Nord-Est canadien, ou plutôt des Inuit, comme ils se dénomment eux-mêmes («Inuit» signifie «homme», le terme «eskimo» est perçu comme péjoratif par les Inuit). Les enregistrements ont été effectués en 1974, 1975 et 1976 dans trois régions :
- à Cape Dorset (Kinngait) dans la terre de Baffin
- à Payne Bay (Kangirsuk) dans la baie d'Ungava
- et à Sanikiluaq aux îles Belcher (Qikirtait) dans la baie d'Hudson.
La plus grande partie de cet enregistrement est consacré aux très curieux «jeux de gorge» comme les appellent différents anthropologues et musicologues (katajjaq, pluriel katajjaif, aux îles Belcher : kata'atuk), qui frappent par leur originalité sonore et leur timbre particulier, inouï au sens propre du terme. L'existence des katajjait est attestée, selon divers témoignages, au Nouveau-Québec, sur la terre de Baffinet à l'ouest de la Baie d'Hudson où ils ont une forme un peu différente. La signification du mot katajjaq n'a jamais été vraiment élucidée. Les katajjait sont des jeux, parfois compétitifs, exécutés dans la grande majorité des cas par deux femmes placées face à face et très près l'une de l'autre. On dit qu'autrefois leurs visages se touchaient. Selon les informations recueillies à Cape Dorset, les femmes, lorsqu'elles jouaient en groupe, appartenaient à deux équipes rivales ayant pour objectif d'épuiser l'adversaire. Celle qui s'arrêtait était remplacée par une autre femme de son équipe. L'équipe perdante était celle dont toutes les femmes avaient été éliminées. La musique s'arrête quand une des femmes est à bout de souffle ou rit. La fonction ludique semble donc dominante mais les partenaires sont évaluées dans le groupe selon leur endurance et la qualité du timbre produit.
Les katajjait sont construits sur un motif dont la répétition constitue une séquence : un même katajjaq peut contenir plusieurs séquences (cf. particulièrement la plage 1 2) qui sont identiques ou non dans les deux voix. On se fait une idée de la partie chantée par chaque voix en écoutant les katajjait exécutés par une seule femme (plages 18 et 20). La seconde voix s'articule sur la première avec un décalage. Dans le cas, qui est le plus fréquent, où la seconde voix imite la première, l'effet global résulte de la superposition des motifs de chaque voix rythmiquement déphasés. Les qualités vocales des katajjait résultent de la combinaison de sons voisés, non-voisés, inspirés ou expirés, créant ainsi quatre types fondamentaux de sons propres à ce genre. Le matériel linguistique des motifs rythmiques est fait de mots et de syllabes, mais pas de phrases comparables à celles de la prose ou de la poésie. Une grande variété de syllabes est présentée dans cet enregistrement.
Des exemples de pièces venant des différentes régions visitées sont regroupés dans chaque plage selon la syllabe traitée, ce qui permet de percevoir des variantes régionales : «jamma» (plage 6), «ulu-haa- hamma» (plage 7), «hapapa» (plage 16). La séquence 9 illustre la grande variété des syllabes utilisées à Sanikiluaq. Certaines de ces syllabes ont perdu leur signification au cours des âges. Si d'autres, seules ou regroupées, sont traduisibles, leur juxtaposition dans un même katajjaq ne semble pas obéir à une logique particulière. Un type de katajjait incorpore des cris d'oies (plage 11.2 à 11.6) et on peut les comparer aux imitations (plage 11.1) que les chasseurs font pour attirer l'animal. Il semble que la plupart des katajjait n'aient pas de mélodie propre, au sens européen du terme, mais ceux que, dans cette acception, nous avons appelés «katajjait mélodiques», paraissent les emprunter à des chants connus. Ainsi, les katajjait (plages 14.3 et 14.4), utilisent l'air des chants pour enfants (aqausiq) qu'on entend juste avant. Le dernier katajjaq de l'enregistrement s'appuie sur un hymne anglican.
L'aspect ludique des katajjait est également présent dans les autres types de chants réunis ici. Tout d'abord Villukitaaruti (plage 2), retrouvé dans les aires culturelles Inuit les plus diverses, qui accompagne les jeux de jonglage. On chante l'aqausiq (plages 8, 14, 19) aux enfants pour leur témoigner de l'affection comme pour les amuser, Les Inuit accompagnent de comptines leurs jeux de ficelle (plage 5.2). Le assalalaa recueilli à Cape Dorset (plage 13) est un jeu que les enfants doivent exécuter d'un seul souffle, en se dandinant comme si leurs articulations étaient devenues molles: celui qui s'arrête faute de souffle a perdu.
Ce panorama du monde musical Inuit est complété par un chant de chamane (plage 17) et par deux pisiit (sing. pisiq), c'est-à-dire deux chants, de Payne Bay : dans le premier (plage 10), le futur gendre annonce à son beau-père que sa promise attend un enfant ; le second (plage 10) évoque les mauvais esprits. Dans le premier récit chanté de Cape Dorset (plage 15) une femme parle de son grand âge et de l'impossibilité d'avoir des enfants ; le second (plage 15) évoque un dialogue entre deux hommes qui se rencontrent : ils veulent savoir lequel des deux est un fantôme. La musique des Inuit est essentiellement vocale mais on entendra ici deux exemples de pièces exécutées par des instruments seuls : la guimbarde (quanirvaluutik, plage 21.1) et le violon esquimau (tautirut, plage 21.2) qui a pratiquement disparu. Le katajjaq a bien failli connaître le même sort, mais grâce à l'intérêt renouvelé pour la culture traditionnelle des Inuit, on assiste à un remarquable renouveau de ce genre dans l'Arctique de l'Est.
Jean Jacques NATTIEZ