Introduction au bebop (Ross Russell)




Article écrit spécialement pour JAZZ-HOT par Ross RUSSELL
Traduit par Boris VIAN
JAZZ-HOT, n°22 avril 1948

N.D.L.R. - On connaît la position de JAZZ-HOT vis-à-vis du be-bop, et avec quel enthousiasme a été accueilli dans nos colonnes l'effort novateur des Parker et des Gillespie. Mais on sait aussi que JAZZ-HOT fait profession d'impartialité et d'éclectisme. C'est pourquoi nos lecteurs ne s'étonneront pas de trouver, à côté de l'excellente Introduction au Be-Bop du spécialiste américain Ross Russell, une remarquable étude de notre ami Ernest Borneman, l'éminent anthropologiste, dont on sait qu'il n'est guère favorable à la nouvelle école.
L'école subjective, spécialement dans son application à la critique, n'a jamais eu la faveur du signataire de ces lignes; mais avec la permission des lecteurs européens, je prendrai la liberté de donner un avis strictement personnel sur une phase de l'évolution du jazz qui fut d'emblée si neuve et si fascinante que son étude objective continue d'être à l'heure actuelle, particulièrement malaisée je veux parler de la nouvelle tendance du jazz américain connue sous le nom de be-bop.
L'estampille be-bop elle-même est une onomatopée destinée à servir d'équivalent au phrasé “scat” utilisé par les musiciens de cette école pour traduire vocalement leurs idées.
Musicalement parlant, le nouveau jazz se distingue de ce qui l'a précédé par son utilisation d'harmonies élargies et d'une polyrythmique complexe. Comme je l'ai écrit dans la préface à l'album be-bop 1947 paru sous ma propre marque (Album Dial D-1) : du point de vue technique, le be-bop était une révolte contre les formes dénudées des années trente. Une nouvelle génération de musiciens se groupa pour explorer des domaines harmoniques neufs ; quintes diminuées, notes altérées, septièmes majeures, gammes par tons, et, très vite, par une sorte de processus de combustion spontanée rencontré si souvent dans l'histoire, naquit une nouvelle forme de jazz. Elle est originaire dans l'ensemble d'une boîte de la ville haute (New York) appelée Chez Minton, du côté de la quarantième rue, et les hommes qui lui donnèrent naissance comprenaient : Dizzy Gillespie, Charlie Parker (Yardbird), Howard McGhee et un obscur pianiste du nom de Thelonius Monk.
Le be-bop est encore chose neuve pour la plupart des auditeurs américains et européens. Il était neuf et inintelligible pour moi également quand je me plongeai dans ce bain brûlant de sons nouveaux en ouvrant la Tempo Music Shop à Hollywood voici deux ans.
Peut-être quelques détails sur ma formation intéresseront-ils les lecteurs désireux de comprendre cette nouvelle façon de jouer le jazz. L'auteur débuta comme collectionneur de disques au commencement des années trente, passa par la phase enthousiaste, fanatisée, écrivassière, critique, discographique, conférencière, fut ingénieur du son, propriétaire d'un magasin de disques spécialisé dans les disques de jazz et finalement propriétaire d'une compagnie indépendante de disques de jazz.
Dès la fin de la guerre, j'investis mes économies dans la Tempo Music Shop : la distraction devint profession et la boutique, grâce à la lacune qu'elle comblait, connut immédiatement un honnête succès. J'avais à cette époque en matière de jazz les goûts de bien des collectionneurs américains. J'aimais le jazz Nouvelle-Orléans, que je préférais au style Chicago, que je préférais lui-même à ce qu'on appelle swing*. Mes musiciens préférés étaient Louis, King Oliver, Bechet, Muggsy et Count Basie.

* On n'ignore pas que pour les Américains le terme « swing » désigne la musique de grandes formations genre Benny Goodman qui sévit au cours des années 30 à 40 (N.d. T.).

La Tempo Music Shop attira rapidement deux genres différents de clients : les collectionneurs (que je comprenais) et les musiciens professionnels, auxquels je me sentis complètement étranger. Des centaines de ces derniers, couvrant toute la gamme, depuis les jeunes blancs-becs piqués de jazz travaillant encore à maîtriser leurs binious jusqu'aux musiciens solides jouant dans des orchestres célèbres, passaient chez moi tous les mois pour acheter les nouveautés.
Les disque-ussions figuraient au menu de la maison. Pendant près de six mois, je tentai obstinément d'intéresser cette nouvelle génération à la “véritable musique de jazz”. C'était cette espèce de philosophie à laquelle des gens jamais sortis de leur tour d'ivoire comme Rudi Blesh et Eugene Williams se cramponnent encore. Ça ne présentait aucun intérêt, aucune valeur, aucun sens pour les jeunes musiciens. Consciemment ou par osmose, ils avaient assimilé des vieux maîtres tout ce qui leur convenait. Maintenant, ils voyaient plus loin et l'ensemble de leurs opinions était si impressionnant que l'on ne pouvait le classer comme celui d'une clique de fanatiques, car le groupe s'enrichissait sans cesse de gens de l'Est et de membres d'orchestres comme ceux de Duke Ellington, Woody Herman, les Dorsey Brothers, Billy Eckstine, Jerry Wald, Alvino Rey, Boyd Raeburn, Glenn Miller-Tex Beneke, Count Basie et Lionel Hampton.
Et quelles voies suivaient ces jeunes musiciens ?
Tous allaient dans la même direction exactement. Voilà quelle était la conclusion surprenante. Les novices, les vieux, Joe Blow et Sonny Berman, Doghouse Max et Oscar Pettiford... tous achetaient les mêmes disques.
“Qu'est-ce qu'il y a de Bird ? demandaient-ils... De Prez ? de Diz ?”
Tous ces musiciens puisaient leurs idées à la même source, se guidant, se jugeant eux-mêmes, élaborant leurs styles propres en fonction de ceux des nouveaux maîtres. Lester formait le pont entre l'âge d'or des années trente et le présent. Diz et Bird, surtour Bird, étaient les piliers, les découvreurs, les maîtres du nouveau style.
Vingt ans plus tôt, ces mêmes musiciens auraient acheté les disques d'Armstrong et de Bix Beiderbecke.
Dix ans auparavant, ceux de Basie, Duke et Lunceford. Maintenant, la roue avait tourné et les bornes avaient . reculé, Dizzy Gillespie et Charlie Parker, et, plus éloigné, Lester Young, donnaient leur forme aux tendances du jazz américain tout entier.
Je me rappelle le jour voici près de trois ans (août 1945) où, à Tempo, nous reçûmes cent exemplaires de chacune des fameuses cires Guild : Shaw Nuff, Hot House, Groovin' High. Pour moi, ces faces étaient incompréhensibles, complètement déroutantes. Je fus obligé de les entendre un certain nombre de fois. Au bout d'un mois, nous avions été obligés d'en commander d'autres. J'étais encore dubitatif mais également fasciné, et j'avais commencé à écouter. D'autres superbes gravures arrivaient : Congo Blues, Koko, Red Cross, Billie's Bounce. Puis le fameux petit groupement de Dizzy vint chez Berg pour un engagement de deux mois ; l'orchestre comprenait Parker, Al Haig, Lucky Thompson, Stan Levey, Milt Jackson et Ray Brown... une des plus “grandes” petites formations de tous les temps.
La nuit de l'ouverture, ma conversion fut complète.
J'ai eu pas mal de grands chocs dans mes quinze années de “fouinage” à la recherche du jazz. La tournée de concerts que j'avais faite avec Louis en 1936 quand nous avions Higgy, Red Allen, Albert Nicholas, Charlie Holmes et tout le reste de ce bon orchestre de Luis Russell. La Bataille du Swing entre Goodman et Count Basie à Madison Square Garden. L'engagement de Goodman à Palomar. Les frères Doods au Deuces à Chicago. Ory au Palais de Jade. Bunk et l'orchestre de Lu Watters salle du C.I.O. à San Francisco. La nuit où Hawkins débuta aux Stables après des années passées en Europe. Les Batailles de Swing au Savoy. Les nuits chez Nick : Condon, Muggsy, Zutty, Bechet, Teddy Bunn, Cless, Sullivan, Lux et Georges Brunis.
Ça, c'était une forme neuve et très moderne du même vrai jazz. Mes préjugés, entretenus par les pédants rétrogrades, m'avaient amené à considérer les musiciens be-bop comme des techniciens épateurs rendus malades par l'harmonie européenne. Au lieu de quoi je vis et j'entendis, sur la petite estrade de chez Berg, sept joyeux piqués de jazz, détendus et swinguant, qui sortaient la musique la plus sauvage, la plus accomplie et pourtant la plus neuve que j'aie entendue depuis une demi-douzaine d'années.
C'était polyrythmique, polyphonique, improvisé collectivement, exactement comme le grand jazz d'Oliver, de Chicago ou du quartette Benny Goodman. Pas de partitions. Dizzy annonçait les titres et menait solidement et virilement. Ses solos étaient envoûtants et merveilleux.
La section rythmique posait une assise solide, nourrie d'accents neufs et passionnants. Milton Jackson et Lucky prenaient des unissons ahurissants et des solos formidables. Puis Bird, comme un volcan, entrait en éruption, avec des idées, une sonorité et un rythme que peu d'hommes ont possédé dans l'histoire du jazz. C'était sincère, collectif, plein de gaieté, de vitalité et de beauté. Ça, c'était le vrai jazz de notre époque.
Toutes les caractéristiques y étaient. Rythmiquement, harmoniquement et techniquement, tout cela surpassait les styles antérieurs. Mélodiquement, c'était plus compliqué. L'orchestre jouait également pas mal de morceaux à riffs ; mais au lieu de prendre Muskrat Ramble et That 's a Plenty, ils jouaient des choses déchaînées qui vous tournaient dans le crâne et ne vous laissaient pas un instant de repos ; Dynamo, Ornithology, Pupilles Dialatées, Confirmation, Hot House, que sais-je encore.
Telle est l'histoire de la conversion d'un collectionneur à l'état d'étudiant en jazz vivant.
Peu après, je me lançai dans le métier de l'enregistrement, et, puisque personne ne présentait ce nouveau style de façon complète, je me spécialisai dans le be-bop. Depuis, j'ai eu la joie d'enregistrer la plupart des éléments importants de ce mouvement.
Une question que l'on va me poser tout de suite est la suivante : Continuez-vous à écouter les styles plus anciens ? La réponse ? Naturellement oui ! Et avec un intérêt renouvelé. Je les écoute également avec un comportement émotif différent.
Exactement comme Bach et Schoenberg produisent sur l'auditeur des effets différents, Ory et Parker créent en l'amateur des émotions dissemblables. Ory est simple, chaud, joyeux mélodique et relaxé. Parker est complexe, cérébral et également mélodique et relaxé si vous savez l'écouter.
II est ridicule de dire que le be-bop est une musique tendue, nerveuse et superficielle. Du fait que c'est la forme actuelle du jazz, elle reflète l'esprit actuel, différent et en rythme et en atmosphère de celui, mettons, de 1912. Tous les styles ont leurs défauts : le style Nouvelle-Orléans conserve quelques caractères chauvins (Oncle Tom), le style Chicago quelque peu de l'inexpérience des années vingt qui baignaient dans le gin. Le be-bop est nerveux comme son époque, comme le sont devenues à son époque toutes les formes artistiques.
Egalement inexistants sont ces critiques qui entérinent leur incapacité de comprendre ce qu'il y a de nouveau en proclamant que le be-bop a été émasculé par les emprunts qu'il a faits à l'harmonie moderne européenne.
Toutes les musiques vivantes ont toujours fait des emprunts : le jazz de La Nouvelle-Orléans a fait usage d'influences européennes, telles que les hymnes baptistes, les marches allemandes, les quadrilles français, Chicago s'est fortement inspiré de Tin Pan Alley*. Les emprunts du be-bop sont simplement quelque chose d'un peu plus élaboré, chose qui lui aliène ces amateurs qui recherchent si avidement les qualités “primitives” de tout ce qui est nègre. C'est du jazz. Le be-bop est improvisation spontanée, polyphonique, polyrythmique et mélodique. Il possède toutes les qualités basiques du jazz.
Avec le style be-bop, le jazz s'est renouvelé lui-même pour atteindre une nouvelle phase de son développement. Ceci s'est déjà produit deux fois dans le passé, et, selon le cycle déjà écoulé, doit se produire en gros tous les dix ans. La question ne se pose plus, dès maintenant, de savoir si le be-bop est une impasse du jazz. C'est sa nouvelle voie impériale. La pierre qui est tombée voici quelques années dans le lac, chez Minton, continue d'agiter l'eau, et les cercles de son influence continuent et continueront de s'élargir.

*  On désigne ainsi en Amérique tout ce qui concerne la musique à succès genre opérettes ou chansons populaires un peu sophistiquées (N.d. T.).