Musique du Xinjiang (Turkestan chinois)
avril 30, 2020
C’est dans le nord-ouest de la Chine (au Xinjiang ou Turkestan chinois), autour d’un tronçon important de la route de la soie, que vivent les Ouïgours, population musulmane et turcophone.
Cette région du Xinjiang a longtemps été un point de rencontre entre la culture chinoise et celle de l’Asie centrale. Musiques populaire et savante constituent le répertoire des Ouïgours. Cette dernière utilise le système des modes ou muqam, dans le prolongement de la tradition tadjike et ouzbèke des shashmaqam. Chaque muqam comprend trois sections qui comprend elle aussi plusieurs parties.
La musique populaire ouïgoure est essentiellement composée de chansons d’amour ou épiques et de chants fonctionnels qui accompagnent les travaux champêtres. Il existe plusieurs traditions régionales et chaque oasis possède son propre répertoire.
Turkestan chinois
LE MUQAM DES DOLAN
Musique des Ouïgours du désert de Taklamakan
Le Xinjiang ou Turkestan chinois (1) est la plus grande province de Chine. Située au nord-ouest du pays, cette vaste plaine de plus d’un million et demi de kilomètres carrés, bordée par les imposants massifs de l’Altaï, du Pamir et des monts Kunlun, offre un impressionnant paysage de déserts – le Taklamakan –, de rivières et de glaciers. Elle est le berceau d’une très ancienne civilisation turque issue des Huns : les Ouïgours, dont l’existence est attestée sous la forme d’une confédération clanique dès le Ve siècle de notre ère. Tour à tour chamanistes, bouddhistes, manichéistes et enfin musulmans, les Ouïgours vont utiliser deux systèmes d’écriture, l’écriture manichéenne et l’écriture ouïgoure dérivée du sogdien. À ce titre, ils vont s’affirmer dès le IXe siècle comme les civilisateurs de leurs voisins turco-mongols, et l’empire gengiskhanide adoptera leur écriture pour rédiger son code législatif.
Attestée elle aussi dès l’antiquité dans des textes chinois, la musique ouïgoure donnera naissance au XVe siècle à une tradition classique, le muqam, fortement influencée par la civilisation islamique. Le répertoire canonique ouïgour, appelé onikki muqam, se compose
de douze grandes suites vocales et instrumentales dont la forme et les principes modaux et rythmiques les apparentent aux traditions persane, irakienne, azerbaïdjanaise ou ouzbèke-tadjike au sein de cette grande aire turco-arabo-persane. Mais au-delà de ces ressemblances formelles, le muqam ouïgour fait preuve d’une très grande originalité stylistique avec ses modes pentatoniques, ses mélodies à grandes enjambées, ses rythmes à 5, 6, 7 ou 9 temps, et ses techniques vocales spectaculaires.
Si la tradition ouïgoure fait preuve d’une grande originalité à l’intérieur de l’espace culturel centrasiatique, cela est également vrai de celle des Dolan qui fait l’objet de ce disque.
Des recherches récentes tendent à démontrer que les Dolan (2) sont un sous-groupe ethnique des Ouïgours. Bien qu’ils peuplent une région parfaitement délimitée sur les marges du Taklamakan, ils n’ont jamais fait l’objet d’un véritable recensement et il existe peu d’études sur leur origine. Un mythe raconte cependant qu’ils descendent d’un clan mongol émigré au Xinjiang, comme semble l’indiquer l’origine du mot dolan. Agriculteurs et éleveurs de moutons, ils ont un système social assez différent de celui des Ouïgours et leur langue est une variante dialectale du ouïgour. Ils revendiquent enfin une tradition musicale spécifique, le muqam dolan, qu’ils considèrent à juste titre comme très différente du muqam ouïgour. Du reste, les traditionalistes préfèrent au terme muqam qu’ils jugent trop savant, celui de bayawan (littéralement : désert) qui rend mieux compte de l’enracinement de cette musique dans leur culture minoritaire et leur environnement.
Cinq grandes caractéristiques distinguent en effet le muqam dolan du muqam ouïgour : il est entièrement dansé ; chaque suite est beaucoup plus courte que la suite ouïgoure (de 6 à 10 mn au lieu d’une à deux heures) ; l’interprétation vocale et instrumentale est très libre en ce sens que chaque musicien interprète à sa manière la mélodie commune, il en résulte un effet d’hétérophonie qui est le résultat d’un véritable choix esthétique, d’une recherche d’épaisseur sonore, et pas du tout d’un manque de compétence des musiciens. Ce principe hétérophonique qui prévalait encore au début du XXe siècle dans beaucoup de cultures musicales du monde islamique et qui s’est altéré, sans doute, au contact des musiques occidentales, reste donc ici le témoignage bien vivant d’une culture attachée à ses valeurs esthétiques. Le onikki muqam se fonde sur l’utilisation de douze modes musicaux, le muqam dolan en utilise neuf fondés sur des échelles de cinq, six ou sept degrés. Enfin, si la musique classique ouïgoure témoigne déjà d’une vigueur et d’un dynamisme rythmiques étonnants, les Dolan portent cette énergie à un véritable paroxysme, ce qui conduit des musicologues locaux à comparer le muqam ouïgour à la musique classique et le muqam dolan au jazz, allant parfois jusqu’à le surnommer jazz ouïgour.
Cette musique est avant tout une musique de fête et de réjouissance. Traditionnellement, les muqam dolan sont joués lors des mashrap, ces grands rassemblements festifs et ritualisés, qui se déroulent après les récoltes ou pour un mariage, une circoncision ou tout autre événement heureux, et qui sont l’occasion de festoyer, de faire de la musique, de danser et de jouer à divers jeux de société et d’adresse. La fête se déroule dans un grand espace carré, les musiciens occupant l’un des quatre côtés et les danseurs évoluant au centre.
L’ensemble musical se compose de chanteurs solistes (muqamqi) et d’instrumentistes qui participent également au chant. Les instruments sont le rawap dolan, un luth à manche long différent du rawap ouïgour et qui, outre ses trois cordes de jeu, possède quinze cordes sympathiques ; le ghijak dolan, vièle à table d’harmonie en peau et à une corde en crin de cheval à laquelle est ajoutée dix à douze cordes sympathiques ; le qalun, grande cithare sur table trapézoïdale comportant seize choeur de deux cordes et deux cordes simples dans le grave, ces cordes en métal sont pincées de la main droite avec un long plectre de bois tendre, tandis que la main gauche exécute des ornements, vibratos et glissandos en faisant glisser sur les cordes la clef d’accordage. Les tambours sur cadre dap sont frappés par les chanteurs.
Le muqam dolan se présente sous la forme de suites vocales et instrumentales et, comme
c’est le cas dans la plupart des traditions de l’aire turco-arabo-persane, chacune de ces suites est jouée dans l’un des neuf modes musicaux : Bash Bayawan, Zil Bayawan, Chöl Bayawan, Ötang Bayawan (également appelé Ongamet), Hudek Bayawan, Dugamet Bayawan, Bom Bayawan, Sim Bayawan et Jula qui est toujours joué en dernier.
Chaque suite se compose de quatre ou cinq parties qui sont enchaînées sans interruption
: muqaddima, introduction vocale non mesurée ; chikitma, pièce en 6/4 ; sanam, pièce en 4/4 ; saliqa, pièce en 4/4 ; serilma, en 4/4 ou 5/8.
Pendant l’exécution, les chanteurs et les musiciens bénéficient d’une grande latitude d’interprétation, ce qui explique comme on l’a dit plus haut le caractère très hétérophonique de cette musique. Cette liberté se retrouve aussi dans le choix des textes poétiques.
Puisés dans un fond de poésie orale, les poèmes ne sont pas choisis préalablement mais “lancés” spontanément par le chanteur soliste sous formes de strophes (des distiques à double hémistiches, selon un schéma que l’on retrouve un peu partout au Moyen-Orient et en Asie centrale) qui s’organisent selon l’inspiration du moment sans véritable continuité thématique. Il n’est donc pas rare de voir certaines strophes se répéter au fil des muqam. La thématique récurrente de cette poésie est l’amour déçu ou contrarié qui a toujours constitué une source d’inspiration essentielle chez les poètes orientaux.
Pour conclure, on pourrait donc dire que l’interprétation musicale et poétique du muqam dolan se présente comme une sorte de jeu de Lego dont chaque interprète connaît si bien les règles d’agencement qu’il suffit de l’impulsion d’un meneur de jeu pour que se réalise devant nous, en temps réel, la construction du muqam, toujours semblable mais jamais identique. Et c’est sans doute cela, plus que l’énergie qui se dégage de cette musique, qui appelle la comparaison avec le jazz.
Ces enregistrements ont été réalisés à Paris pendant les concerts que les artistes ont donné à la Maison des Cultures du Monde les 31 mars, 1er et 2 avril 2005 dans le cadre du neuvième Festival de l’Imaginaire. Les musiciens sont originaires du canton de Yantak, près de la ville de Makit, dans la partie occidentale du Taklamakan, et ont tous été formés à l’école de la tradition, c’est-à-dire en dehors de toute structure académique. Ajoutons que certains d’entre eux jouissent d’une notoriété telle que les autorités locales ont fait ériger leur statue sur la grand’place de la ville. Les deux jumeaux Huseyn Yahya et Hasan Nuri (nés en 1941) baignent depuis plus d’un demi-siècle dans l’univers du muqam dolan.
Huseyn est le chanteur principal (muqamqi) et Hasan joue de la vièle ghijak dolan. Abduljlil Ruzi (1934) tient la cithare qalun ; il est également facteur de qalun et de rawap. Ahat Tohti (1950) joue du rawap depuis l’âge de 12 ans. Supi Turdi (1946) appartient à la quatrième génération d’une grande famille de muqamqi ; il chante, joue du dap et danse avec un style à la fois viril et plein d’humour. Muhammad Mutallip (1965) chante et joue du dap, il est également directeur du site culturel de Yantak et oeuvre depuis de longues années à la défense du patrimoine culturel dolan.
1. Expression à laquelle certains préfèrent celle de “Turkestan oriental” car elle exprime le rattachement culturel et linguistique des Ouïgours à l'aire centrasiatique turcophone plutôt qu'au monde chinois.
2. Pour plus d'informations sur les traditions musicales des Ouïgours et des Dolan, nous renvoyons le lecteur aux publications de Sabine Trébinjac et aux travaux de Zhou Ji (cf. références en fin de notice).
Huseyn Yahya
Supi Turdi
Ahat Tohti, rawap
Hasan Nuri, ghijak
Abduljlil Ruzi, qalun