L'art musical en Arménie
février 22, 2019
Les plus grandes réalisations musicales du peuple arménien se rattachent à la période soviétique de son histoire. C’est alors que les riches traditions d’un passé millénaire furent rappelées à la vie, que s’éveillèrent les meilleures forces créatrices du peuple, favorisant l’essor et l’épanouissement de l’art musical arménien, art d’une inspiration aussi profonde qu’originale.
Sons de flûte et chants de labour annoncèrent l’entrée du peuple arménien dans l’arène historique. La musique arménienne qui allait être l’expression des plus brillantes de la vie spirituelle d’un peuple aussi génial que généreux faisait ses débuts. Elle fit partie de son destin depuis l’origine et pour toujours. Compagne fidèle du travailleur arménien, elle le suivit partout aux champs et au foyer, dans ses peines et dans ses joies. Thèmes éternels, profondément humains, qui nous ont été conservés, à travers les siècles dans leur passion première.
Puisant largement aux riches sources de la création populaire, naquit bien avant notre ère
l’art populaire professionnel des dzaïnarkou – pleureuses, et des vardzak – femmes dansant
et chantant dans les festins et autres lieux publics, des vipassan – chanteurs populaires épiques de l’Arménie ancienne, et des goussan – musiciens et chanteurs populaires dont les chants, les ballades et les poèmes épiques reflétaient les événements et les aspects les plus divers de la vie. Les historiens arméniens du 5ème siècle leur sont grandement redevables des renseignements susceptibles de nous éclairer sur les premières manifestations et les premiers représentants de l’art populaire professionnel.
Les chants de travail, rituels ou épiques, qui se cristallisèrent au cours des siècles dans des formes d’expression multiples, l’élaboration des règles musicales, vocales et instrumentales, formèrent déjà au Vème siècle un héritage culturel digne du peuple arménien, qui servit de base à des études ultérieures. Les ouvrages des grammairiens arméniens du Vème siècle concernent également de nombreuses questions d’art et particulièrement la musique, qui témoignent d’un haut degré de développement culturel.
La musique arménienne connut une ère d’épanouissement durable aux IXème - XIIIème siècles pour l’essor culturel général du pays. Elle se fit l’une des plus vivantes expressions de la
vie bourgeoise. L’intérêt nouveau suscité par la vie réelle, la nature et la vie intérieure de l’homme, caractéristique de la pensée profane, se fraya également une large voie dans les chants de l’époque, dont les thèmes variés s’inspiraient des exploits héroïques du peuple, d’événements historiques, de l’amour, du travail. A ce degré de développement la pensée musicale trouva sa pleine expression dans l’ode – dagh, qui tout en se tenant à la monophonie particulière à la musique arménienne, donna lieu à des mélodies riches, profondes, souples, et étudiées du point de vue de la composition. Ces monuments artistiques du moyen-âge avancé appartiennent au rare trésor de la culture musicale de l’époque.
Les khaz – ancien système de notation musicale arménien apparurent au IXème siècle et se propagèrent surtout aux XIIème et XIIIème siècles sans perdre de leur valeur jusqu’au XVIIIème siècle.
Ils servirent à transcrire des milliers de mélodies profanes et religieuses.
L’art des achough, poètes, chanteurs et musiciens populaires qui s’épanouit avec Sayat-Nova, XVIIIème siècle, signifie une nouvelle étape du développement de la musique arménienne. Le chant de Sayat-Nova nous captive encore par la profondeur des sentiments et son rayonnement que deux siècles passés n’ont pas ternis.
Toujours vivant malgré l’acharnement du sort, les vicissitudes souvent sanglantes de son histoire, le peuple arménien sut créer dans la seconde moitié du XIXème siècle, période d’essor national, son école nationale de musique.
Forts de l’héritage culturel du peuple, d’une riche expérience musicale populaire assimilant la musique classique européenne et russe, les musiciens arméniens instituèrent un art musical professionnel, dont le premier grand représentant fut Tigran Tchoukhadjian, créateur de l’opéra Archak II, 1868. Un autre grand compositeur, Komitas, 1869-1935, résuma et symbolisa toute la culture musicale arménienne de la longue période pré-soviétique. Procédant de la musique populaire comme base de la musique professionnelle, en dégageant les principes artistiques majeurs, Komitas élabora les formes classiques, large et nouvelle voie de développement d’un art national.
Alexandre Spendiarian, 1871-1928, son contemporain, créa l’opéra classique Almast. L’établissement d’une école de composition musicale eut plus qu’une importance nationale.
Du point de vue du professionnalisme cette école fut l’une des premières de tout l’orient.
La période soviétique signifia une étape entièrement nouvelle de l’art musical en Arménie qui n’a pas encore 50 ans d’histoire, mais dont l’importance et l’envergure sont dignes d’un passé multiséculaire.
La musique arménienne du 20ème siècle fit bientôt partie de la culture mondiale. Les conditions sociales et politiques nouvelles favorisèrent un épanouissement sans précédent. Les possibilités de création furent désormais assurées dans une partie vouée au travail spécifique.
Dès les premières années du pouvoir soviétique de grands maîtres comme Romanos Mélikian, Alexandre Spendiarian, Anouchavan Ter Ghévondian, Archak Adamian et de nombreux autres, qui n’avaient pu déployer leur activité en dehors de l’Arménie, formèrent une brillante pléiade au service de la musique arménienne.
Il va sans dire que cette étape n’évita pas les contradictions, les épreuves et les difficultés dont s’accompagne tout progrès. Les années 1920 en furent très chargées. Le pays était encore ravagé, l’économie détruite, les foyers culturels presque inexistants, les spécialistes manquaient dans tous les domaines. Mais ces difficultés s’avérèrent, fort heureusement, provisoires et n’eurent pas de conséquences durables.
La création d’un studio de musique en 1921, la fondation du Conservatoire d’Erevan en 1923, consacrèrent les premiers pas de la musique soviétique arménienne. Foyer indispensable, le conservatoire joua un rôle éminemment majeur dans la vie musicale du pays. Concerts publics, études ethnographiques à travers les régions d’Arménie, organisation des chorales, telles furent, parallèlement aux cours musicaux, les tâches principales du conservatoire d’Erevan. Romanos Melikian - 1883-1935 - en fut le fondateur (on lui doit aussi le studio), l’esprit et l’organisateur.
Alexandre Spendiarian dirigea le premier orchestre symphonique, composé de professeurs et d’étudiants du conservatoire, que Spiridon Mélikian qualifia à juste titre, "d’événement annonçant une ère nouvelle".
La question majeure fut, dans les années 1920, celle de la création musicale.
Les compositeurs eurent à affronter de nombreux et difficiles problèmes. La musique devait se mettre entièrement au service du peuple, répondre à ses goûts artistiques, contribuer à son éducation esthétique.
Quelles formes allait-on créer pour exprimer au mieux les idées de son temps ? Quelle voie allait emprunter la musique ? Quelle place pouvait-on réserver à la création populaire et à l’héritage du passé ? Ces questions concernèrent des spécialistes issus de différentes générations et de divers milieux musicaux.
Alexandre Spendiarian, Romanos Mélikian, Spiridon Mélikian, Anouchavan Ter Ghévondian, autant de compositeurs dont l’activité créatrice s’était déjà manifestée avant la soviétisation de l’Arménie, constituèrent ensemble le splendide piédestal de la musique arménienne qu’ils dirigèrent vers un réalisme conséquent avec la ferme intention de développer tous les genres, en s’inspirant de la longue expérience musicale du passé.
Cependant il manquait à la génération ainée tout comme aux jeunes musiciens le sens net de l’actualité, la capacité de découvrir les critères artistiques de leur époque. Les œuvres consacrées à l’édification de la nouvelle société furent très superficielles et souvent se répétaient l’une l’autre.
Les nouvelles idées ne trouvèrent leur pleine consécration musicale que dans les années 1930.
La soviétisation ne datait que de dix ans lorsqu’on assista à un progrès étonnant en musique. C’est en ces années que fut fondé l’Opéra d’Erevan avec Almast d’Alexandre Spendiarian joué le 20 janvier 1933. Le rêve de nombreux musiciens et compositeurs arméniens devint réalité. En 1935 fut constitué un corps de ballet. On donna en la même année la représentation de l’Opéra Anouch composé en 1912 par Armen Tigranian, 1879-1950, l’une des plus belles œuvres nationales populaires.
L’opéra d’Erevan inscrivit aussitôt à son répertoire les œuvres classiques mondiales tout en ouvrant largement ses portes aux opéras arméniens anciens ou modernes.
Les solistes ne manquèrent pas, chanteurs talentueux qui devinrent vite célèbres : Hayganouch Danielian, Chara Talian, Levon Ionnessian – Issetski, Alexandre Karatov et de nombreux jeunes étudiants du Conservatoire. L’opéra accueillit des chefs d’orchestre non moins renommés comme G. Boudaghian, S. Tcharékian, K. Saradjian – Saradjev, M. Thavrizian.
Parallèlement à l’opéra se développa la Philharmonie arménienne qui rassemble différents ensembles musicaux et des solistes. Les quatuors à cordes Komitas et Spendiarian, l’ensemble des instruments populaires, l’orchestre de jazz confirmèrent tous leurs espoirs. D’anciennes mélodies populaires revinrent à la vie, les œuvres des compositeurs arméniens, russes, européens et soviétiques constituèrent désormais le fond inestimable de la vie artistique du pays.
La décade de la littérature et des arts d’Arménie, organisée à Moscou en 1939, suscita l’intérêt des milieux artistiques et du large public. La culture arménienne se prévalait d’une grande vitalité.
Le tournant opéré dans la vie musicale dans les années 1930 trouva sa pleine expression chez les compositeurs. Les œuvres conçues en ces années revêtaient pour la plupart une importance vitale quant au cours du développement ultérieur de la musique arménienne en même temps qu’elles contribuaient à enrichir le style national.
On vit une première condition du progrès musical dans l’utilisation de la musique populaire et de ses moyens d’expression. Cette utilisation s’effectua alors d’une manière consciente et en fonction des valeurs respectives des trésors musicaux. On adopta des genres parfaitement cristallisés et consacrés. Suites et poèmes symphoniques, sonates, trios, suites pour quatuors s’y ajoutèrent. On créa le Ballet National, des concerts instrumentaux, des cycles vocaux, etc. On composa des opéras comiques, épiques et s’inspirant de la vie soviétique. Il faut souligner l’importance des opéras de Haro Stépanian pour cette période, œuvres au style riche et coloré.
Le cinéma parlant engendra une musique originale, nouvelle par ses possibilités d’expression.
La musique arménienne n’échappa pas aux traits caractéristiques de l’époque : intensité d’expression, contrastes frappants, dynamisme, transformation de tous les aspects de la vie. Les thèmes contemporains y pénètrent largement. Il se dégage des nouvelles œuvres aux qualités artistiques sûres, une grande émotion interne.
La musique nationale des années 1930 reçut sa pleine consécration dans les compositions d’Aram Khatchatourian.
Fils talentueux du peuple arménien, représentant en vue de la musique contemporaine, Aram Khatchatourian réunit dans son œuvre les meilleurs traditions musicales d’Arménie, annonçant par la même une nouvelle étape du développement de la musique soviétique arménienne.
Les années 1930 furent une période de formation et de mûrissement de la pensée artistique du compositeur dont le style se purifia et se cristallisa. Ce fut aussi une période féconde qui donna naissance à de nombreuses œuvres de genres différents.
La musique arménienne y puisa de nouvelles forces, tant sur le plan idéologique qu’artistique. Vivante, impétueuse, lumineuse, l’œuvre de Khatchatourian refléta grâce à son caractère ne souffrant aucun compromis, à son souffle moderne, les meilleures tendances artistiques qui allaient bientôt s’imposer au monde .
Nombreux sont les genres nouveaux de la musique arménienne se rattachant à son nom : sonates, concertos, ballets, poèmes symphoniques, etc. La symphonie avait déjà sa place (H.Yéghiazarian) bien avant Aram Khatchatourian, certes mais sans posséder cette indépendance, cette force que lui inculqua le grand compositeur et qui en rehaussa considérablement la signification et la portée.
Khatchatourian élargit les limites nationales de la musique arménienne en y introduisant de nouveaux moyens d’expression riches et variés : mélodies instrumentales, harmonies soutenues et colorées, polyphonies, rythmes, orchestre.
Aram Khatchatourian posa ainsi les bases d’une nouvelle école de composition musicale. Son influence fut aussi grande que décisive sur les compositeurs arméniens et notamment sur la jeune génération. Elle le fut aussi hors d’Arménie et les compositeurs azerbaïdjanais et géorgiens n’ont pas manqué de le rattacher au développement musical dans tout l’orient.
Quant à la renommée mondiale d’Aram Khatchatourian, elle est assez éloquente dans les paroles du compositeur brésilien Claudio Santora : "Je puis affirmer sans peur de ma tromper dans mon jugement qu’il (Aram Khatchatourian) représente dans notre pays le plus aimé des compositeurs contemporains, le seul peut-être jouissant d’une aussi grande renommée dans les plus larges couches de la population, du simple ouvrier à l’intellectuel".
Dans les années 1940 le conservatoire d’Erevan donna carte blanche à un groupe de jeunes compositeurs de talent qui jouèrent un grand rôle dans le développement ultérieur de la musique nationale : Arno Babadjanian, Alexandre Haroutiounian, Edouard Mirzoyan, Ghazaros Sarian . En moins de dix ans cette brillante génération s’affirma pleinement et connut son épanouissement durant les 20 années d’après-guerre. Deux jeunes compositeurs, E. Hovannessian et J. Ter Thadevossian, se joignirent bientôt à cette pléiade.
L’histoire multiséculaire du peuple arménien n’avait jamais témoigné d’un essor musical qui révélât dans un laps de temps relativement très court des talents aussi nombreux tant du point de vue de l’exécution que de la composition.
La période d’après-guerre fut caractérisée par la maîtrise artistique et professionnelle de la toute nouvelle école musicale, où déjà les compositeurs se distinguent par générations, ces dernières possédant également leurs propres subdivisions quant aux courants artistiques. Ceci se rapporte particulièrement aux jeunes compositeurs dont le nombre grandissant contribua à enrichir considérablement la musique arménienne grâce à l’apport personnel de chacun d’eux dans la recherche musicale et la mise en valeur de la tradition.
Les années d’après-guerre virent s’élargir le cercle des contacts des musiciens arméniens avec leurs collègues russes et étrangers. Ces contacts leur profitèrent sans toutefois nuire au développement du style national.
Durant ces dix dernières années (donc de 1957 à 1967), les œuvres musicales puisèrent leurs thèmes principalement dans les événements de la vie contemporaine que les compositeurs apprirent à connaître plus profondément, exprimant et reflétant leur époque philosophiquement avec toute l’audace requise. La musique symphonique et la musique de chambre dont les exigences à cet égard sont plus nettes, en témoignent plus que tout autre genre. Les moyens d’expression y sont aussi plus variés. C’est ce qui détermine la reconnaissance tant en Union Soviétique qu’à l’étranger des œuvres arméniennes relevant de ces deux genres, où les compositeurs surmontèrent brillamment l’obstacle du contenu et de la forme, de l’idée et de la réalisation, tout en passant outre les limites de la musique purement nationale et traditionnelle.
A son épanouissement, la musique nationale arménienne jouit actuellement de l’accueil favorable de plus larges masses de la population et du monde musical, dont nous sommes aussi grandement redevables aux artistes, musiciens et chanteurs : Zarouhi Doloukhanian, Gohar Gasparian, Poghos Lissitsian, le quatuor à cordes Komitas et parmi les plus jeunes : Loussiné Zakarian, Rouben Aharonian, Svetlana Navassartian, etc.
L’avenir musical de l’Arménie est plein de promesses.
Article de Margarit Haroutiounian, 1967 Erevan