Litanies - Analyse



« Quand l'âme chrétienne ne trouve plus de mots nouveaux dans la détresse pour implorer la miséricorde de Dieu, elle répète sans cesse la même invocation avec une foi véhémente. La raison atteint sa limite. Seule la foi poursuit son ascension. »

Jehan Alain, en déchiffrant la partition des Litanies devant Bernard Gavoty, explique :

« ...Il faut, quand tu joueras ça, donner l'impression d'une conjuration ardente. La prière, ce n'est pas une plainte, c'est une bourrasque irrésistible qui renverse tout sur son passage. C'est aussi une obsession : il faut en mettre plein les oreilles des hommes.,, et du Bon Dieu ! Si, à la fin, tu ne te sens pas fourbu, c'est que tu n'auras ni compris ni joué comme je le veux. Tiens-toi à la limite de la vitesse et de la clarté. Tant pis cependant pour les sixtes de la main gauche, à la fin. Au vrai tempo, c'est injouable. Mais le rubato n'est pas fait pour les chiens, et il vaut franchement mieux « bousiller » un peu que de prendre une allure qui défigurerait mes Litanies. »

La phrase en exergue date probablement de la mort de notre sœur Marie-Odile (3 septembre 1937) dans un accident de montagne. Pourtant, je suis sûre d'avoir entendu des fragments de Litanies avant cette date. Dans la pièce d'orgue inédite qui porte le titre « Fantasmagorie » (une sorte d'improvisation comique et parfois grotesque, se terminant pas le dessin d'une vache caricaturale dansant sur un pré), nous trouvons déjà l'élément rythmique des mes. 19, 24 et 39. Ce rythme pourrait fort bien être un souvenir de voyage en chemin de fer, les accords de main gauche scandant les chocs irréguliers des roues sur le ballast. Sur ce manuscrit de la « Fantasmagorie » (1936) une note au crayon, écrite par l'auteur, précise : « Les meilleurs fragments de cette pièce ont été utilisés dans la pièce d'orgue « Supplications ». Un manuscrit de Litanies porte la date « 15 août 1937 ».
Le titre de Litanies ne vint donc que plus tard, probablement après la mise en forme de l'oeuvre, le compositeur se trouvant lui-même frappé par la similarité de son ostinato avec les invocations, sans cesse répétées, d'une foule en prière.
Point n'est besoin d'analyser Litanies. Il suffit de se laisser entraîner par l'envoûtement rythmique qui découle de cette phrase obsédante, inégalement découpée en 3 + 5 + 2 + 4 + 2 croches et qui s'enchaîne avec elle-même sans nous laisser reprendre haleine. J'ajouterai que les 3 manuscrits laissés par l'auteur portent des indications de registration, de changement de claviers et même de tempo différentes. On pourra ainsi constater à quel point l'interprétation de l'œuvre peut être flexible, à condition de savoir ménager l'accelerando progressif pour terminer dans un sentiment de tension presque insoutenable. Cependant, une lettre inédite de l'auteur (1940) insiste sur la nécessité de respecter scrupuleusement la mention Plus large, dans l'avant-dernière ligne, cette dernière respiration étant nécessaire pour mettre en valeur le stringendo final.
Si Litanies est l'œuvre la plus fameuse de Jehan Alain, celle qui « porte » à la première audition sur tous les publics, c'est sans doute par ce côté d'absolue sincérité, d'abandon naturel à une frénésie désespérée, parfois coupée de traits humoristiques (exemple : mes. 19 : où le rythme est inspiré du passage du train sur le ballast) ou nostalgiques (mes. 28 — l'un des manuscrits porte, ici, la mention « Tendrement »).

J'évoquerai aussi cet indéniable penchant de Jehan pour une musique magique, envoûtante (il adorait Borodine et de Falla). La « magie » de Litanies, il l'obtient par une économie de moyens très concentrée. La répétition doit être implacable. H faut se garder d'accélérer dans toute la première partie. Le thème du « train » (mes. 19) est plus rapide que le thème principal qui, à l'exception des 2 mesures marquées Subito più lento e intima (mes. 28), doit toujours être repris dans le tempo de la 2e ligne. L'accelerando n'intervient que lorsque le thème est exposé, en force, à la Pédale, mais il doit être très important et le passage célèbre des accords de main gauche se déchaîne, par deux fois, dans un effet de tornade. Ménager à nouveau une possibilité d'accélérer, en ne démarrant pas trop vite sur les accords plaqués, respirer sur le Piu largo qui prend alors un côté grandiose et désespéré, et accélérer une dernière fois dans une conclusion haletante.

Marie-Claire ALAIN

Analyse


“Il nous livre son âme angoissée dans une rage obsessionnelle”
Marie-Claire Alain


Alain se tient entre l’orgue liturgique et l’orgue symphonique. Écriture très neuve, langage harmonique très personnel. Il apparaît comme un comtemplatif qui évoque le drame de l’humanité souffrante. Une étrange poésie plane sur son oeuvre, qui ne manque ni de fantaisie, ni de couleur.

La litanie (du grec litê, = prière, surtout prière d’intercession) est une prière morcelée en demandes brèves, présentées par un ministre du culte, à laquelle l’assemblée s’unit par la répétition d’une brève formule en réponse à chaque intention ou invocation formulée.

En composant ses Litanies, Jehan Alain exprimait la foi ardente qui l’animait, comme en témoigne l’épigraphe de l’œuvre :

“Quand l’âme chrétienne ne trouve plus de mots nouveaux dans la détresse pour implorer la miséricorde de Dieu, elle répète sans cesse la même invocation avec une foi véhémente. La raison atteint sa limite. Seule la foi poursuit son ascension.”

Le manuscrit porte la mention “éclatant et bref”.
Une lettre de Jehan ALAIN précise que “cette pièce doit être jouée à la limite du mouvement que permet l'instrument, à la condition d'observer une absolue netteté”. Ces indications suffisent à définir le caractère de l'œuvre, étincelante, rapide et presque haletante dans sa conclusion.

L’oeuvre et son organisation interne

L’oeuvre d’Alain échappe aux canons traditionnels de l’écriture et de l’analyse. Ses musiques sont souvent nées d’un seul jet... ce qui n’empêche pas la cohérence de la pensée et la structure du discours musical.

"Dans une improvisation, je n’aime pas le sentiment de progression - je veux de développement, d’extension de l’idée initiale. Je voudrais seulement une poussée, rien que des paroxysmes" (Alain cité par Bernard Gavoty).

Son oeuvre prend la forme d’une danse incantatoire faite de nombreux paroxysmes.
On distingue 3 grandes parties :

  1. mesure 1 à 18 (début à 1’03) : énoncé (récitatif) et réponse sur le motif de “l’invocation” (A).
  2. mesure 19 à 46 (1’04 à 2’21) : partie centrale qui expose le motif de “chemin de fer” (B) et déforme progressivement le motif A.
  3. mesure 47 à 77 (2’22 à 4’28) : retour du récitatif entrecoupé d’un nouvel élément (C), puis exposé de A fortissimo et Coda (mes. 62, 3’37 à la fin).


L’oeuvre et son codage

La liberté se manifeste aussi par la fluidité de la notation :
  • absence de mesure chiffrée (mais il utilise néanmoins des barres de mesures)
  • nombreuses indications de caractère (lirico ma sempre vivo ; subito piu lento e intimo ; vivo ; declamato...) mais aucun mouvement métronomique
  • altérations à l’armure qui évoluent au cours de la pièce mais ne permettent pas de déterminer une tonalité


Éléments du langage musical

  • influence de la musique sacrée (l’orgue, le chant grégorien, le moyen-âge)
  • modalité & polymodalité
  • l’aspect méditatif et rituel de sa musique.
  • influence de l’exotisme : cf. Maurice Emmanuel. Rythmes asymétriques.
  • la liberté de l’improvisation & la complexité rythmique (Alain aimait le jazz et a joué du saxophone) mais aussi la souplesse rythmique parfois.











inspiré de l’analyse de Sébastien Durand (in l’éducation musicale)