article "Traditions musicales - Musique chinoise" (Encyclopédie Universalis)
février 20, 2022
Prise de vue
Du point de vue géographique, l’Extrême-Orient, pris dans son sens restrictif, désigne l’ensemble des pays d’Asie orientale (Chine, Japon, Corée, Mongolie). En général, ce terme couvre toutes les régions précitées et le Sud-Est asiatique : Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam, Malaisie, Indonésie et Philippines. Du point de vue musical, on groupe ici sous ce titre les pays de l’Asie orientale et le Vietnam, dont la musique, plus proche de celle des pays de civilisation chinoise, est nettement différente de celle des pays du Sud-Est asiatique.
Dans les cinq pays en effet, on rencontre un grand nombre d’instruments semblables, une même échelle pentatonique de base dans la musique de tradition savante, la même importance de l’élément mélodique, de grandes analogies dans la terminologie musicale et des relations étroites dans l’histoire de leurs musiques. Bien entendu, chaque pays a une musique propre et on ne saurait confondre la musique chinoise avec la musique japonaise, coréenne, mongole ou vietnamienne. Mais en les considérant toutes dans leur ensemble, on pourra relever un certain nombre de traits particuliers dans les domaines de la mélodie, du mode, du rythme, des modalités d’exécution, de la notation musicale, rétablir quelques vérités ou détruire certains mythes, distinguer les principaux genres et examiner des problèmes tels que l’influence réciproque entre la musique de tradition populaire et celle de tradition savante, la musique de style européen et l’hybridation de la musique traditionnelle.
1. Les similitudes
Les instruments
Plusieurs instruments de même type, souvent de même nom, se rencontrent en Chine, en Corée, au Japon, en Mongolie et au Vietnam (pays dont les noms, à la suite des désignations vernaculaires d’instruments ou de pièces de musique, seront abrégés comme suit : Ch, C, J, M, VN). Ainsi, les flûtes traversières en bambou avec ou sans mirliton : di (Ch), Tang tchuk (C), yokobue (J), luu-tu biskigür (M), dich (VN) ; les grands tambours à deux peaux : da gu (Ch), jwa ko (C), taiko (J), debsikü-keng-gerge (M), dai-cô’ (VN) ; le luth piriforme à quatre cordes : pi pa (Ch, C), biwa (J), biwalig (M), tŸ-bà (VN) ; et bien d’autres instruments, comme des carillons de phonolithes, de cloches ou de lames métalliques ; des luths à trois cordes, à caisse de résonance recouverte de peau de serpent ; des vièles à deux ou quatre cordes. Parmi tous les instruments de même type, un seul pourrait être pris comme emblème de cette « famille musicale » : la cithare sur caisse à chevalets mobiles, à cordes en soie ; elle se nomme zheng en Chine, kayakeum en Corée, koto au Japon, jatag (yaduga) en Mongolie, dàn tranh au Vietnam. En effet, dans aucun autre pays du monde, on ne rencontre un instrument semblable. Sur la caisse en bois de wu tong (firminia platanifolia ou kiri paulownia) sont tendues des cordes, jadis toujours en soie, maintenant en soie ou en métal, qui passent sur des chevalets mobiles (douze pour le kayakeum coréen et le jatag mongol, treize pour le zheng de la Chine du Nord et le koto japonais, seize pour le zheng de la Chine du Sud et le dàn tranh vietnamien). La forme et les dimensions de la caisse de résonance varient selon les instruments. La technique instrumentale découle en fait d’un même principe : on pince la partie des cordes située entre le cordier et les chevalets à l’aide du pouce, de l’index et du médius de la main droite, armés ou non d’onglets. La hauteur des sons ainsi obtenus est souvent modifiée par des pressions plus ou moins fortes de la main gauche sur la partie des cordes située entre le chevalet et les chevilles. La variation de la hauteur et du timbre des sons est largement utilisée dans un but d’ornementation.
L’échelle pentatonique
L’échelle à cinq sons du type do ré fa sol la, appelée à tort « gamme chinoise », se rencontre le plus fréquemment dans des musiques de tradition savante et populaire des pays extrême-orientaux : échelle des modes zhi (Ch), pyong-jo (C), ritsu (J), bvac (VN). Par rapport au degré fondamental, les autres degrés sont approximativement à une seconde majeure, une quarte, une quinte, une sixte majeure.
En dehors des cinq degrés principaux, il en existe deux auxiliaires (mi, si bémol ou si bécarre) utilisés comme notes de passage. Ces degrés donnent à la mélodie une apparence heptatonique. Les théoriciens chinois ont essayé de reconstituer cette échelle par le cycle des quintes, ou plus exactement par la succession des quintes ascendantes et des quartes descendantes à l’intérieur d’une même octave. Si l’on prend une note quelconque – le fa par exemple, car il permet d’aller jusqu’à la 6e quinte sans avoir besoin d’utiliser les signes d’altération –, on obtient la succession notée en figure.
L’échelle pentatonique avec les deux degrés auxiliaires est notée en figure.
Les degrés auxiliaires n’ont pas de noms particuliers : on les appelle bian zhi (« qui devient le zhi ») et bian gong (« qui devient le gong »). Les degrés sont représentés par les mêmes idéogrammes, mais prononcés différemment selon les pays :
La connaissance assez fragmentaire de la musique mongole ne permet pas encore d’affirmer que les musiciens mongols ont adopté aussi les mêmes termes pour désigner les cinq degrés principaux et les deux degrés auxiliaires de leur échelle. Les Chinois après la dynastie des Yuan (XIIIe s.) utilisèrent l’échelle musicale des Mongols.
Il existe plusieurs types d’échelles pentatoniques. L’échelle pentatonique se rencontre dans beaucoup de pays du monde, mais l’échelle à cinq degrés principaux et deux degrés auxiliaires, portant les mêmes noms prononcés différemment, est spécifique des cinq pays d’Extrême-Orient qui sont l’objet de cet article.
Une musique essentiellement mélodique
Les pièces musicales portent un nom déterminé avec un dessin mélodique relativement fixe. Elles se composent dans la majorité des cas de plusieurs sections. L’importance de l’élément mélodique n’exclut cependant pas celle du mode qui apporte une couleur particulière à la mélodie, surtout dans la musique vietnamienne, ni celle de la polyphonie (ce terme devant être compris dans son sens étymologique), notamment dans la musique de cour : gagaku (J), Tang ak et hyang ak (C), nhã nhac (VN). La beauté d’une pièce musicale réside dans sa mélodie souvent très ornée et susceptible d’être variée.
La terminologie
On relève une similitude de terminologie dans les cinq pays. Ainsi la cithare à douze, treize ou seize cordes se nomme zheng (Ch), chaing (C), koto (J), tranh (VN), jatag (M) : tous ces mots sont représentés par le même idéogramme. Les tambours s’appellent ici gu (Ch), là ko (C, J) et là cô’ (VN). Les noms des cinq degrés fondamentaux sont les mêmes dans ces pays. Un terme qui désigne à la fois l’accord d’un instrument, la notion de « système » ou de « mode », le diao chinois, est employé dans les mêmes sens par les Japonais (cho), les Coréens (jo) et les Vietnamiens (di&êdodot;u). Les noms des douze sons étalons sont les mêmes en Chine, en Corée et au Vietnam. Au Japon, ils sont différents, mais on rencontre toutefois le mot oshiki (« cloche jaune »), qui aurait pu provenir du huang zhong chinois, que les Coréens et les Vietnamiens lisent respectivement hwang jong et hoàng chung. Grâce aux idéogrammes, on remarque facilement la similitude des significations malgré la différence des termes ou des prononciations : – po (Ch), haku (J), phách (VN) – désigne les cliquettes en bois (J : shaku-byoshi) et les mesures. Bien entendu, il faut se méfier des changements de sens des termes lorsque ceux-ci passent d’un pays à un autre ; ainsi, lü lü désigne en Chine les douze sons donnés par les tuyaux mâles et les tuyaux femelles, et, au Japon, les deux types d’échelles rencontrées dans la musique de cour : dans ce dernier pays, ces deux mots sont prononcés ritsu et ryo. Les mêmes noms de « modes », de pièces musicales, se retrouvent dans les divers pays, en si grand nombre qu’il serait fastidieux de multiplier des exemples de ce genre.
2. Mises au point
La hauteur absolue et le diapason
Plusieurs musiciens orientaux croient qu’il est de bon ton d’accorder leurs instruments d’après le diapason occidental et certains avouent avec gêne qu’en Extrême-Orient il n’existe pas de diapason. Ils confondent le diapason avec la notion de hauteur absolue.
Jacques Chailley, dans son cours Formation et transformations du langage musical (Sorbonne, 1954) et dans son ouvrage La Musique et le signe, a repris à propos du « diapason » la légende sur la création des douze sons étalons chez les anciens Chinois : Ling Lun, un maître de musique envoyé par l’empereur mythique Huangdi (2697?-2597? avant notre ère) au pays de Tai Ha, y trouva des bambous à section uniforme. Le son donné par une tige coupée entre deux nœuds correspondait au murmure du fleuve Jaune, le Huanghe ; il fut pris comme son fondamental, le huang zhong (la « cloche jaune »). Sur un arbre se posèrent deux phénix : le mâle chanta six notes, la femelle fit de même. Ling Lun coupa onze autres tiges pour fixer les hauteurs de ces douze sons. Ces tuyaux rapportés à l’empereur Huangdi donnaient les douze sons étalons, les lü (littéralement, les « lois »). Chailley les considère comme des « mesures de diapasonnage ». Par la suite, des théoriciens ont établi des règles pour déterminer la longueur du tuyau donnant le son fondamental, le huang zhong. Selon une théorie de Zai Yunding (XIIe s.), rapportée par Maurice Courant, les nombres impairs 1, 3, 5, 7, 9 correspondent au principe mâle (le yang) et 9 est la perfection du yang; 9 Z 9 = 81 : on prend donc 81 grains de millet (panicum miliaceum) de taille moyenne et on les met les uns à côté des autres, la largeur de chaque grain étant une ligne ; 81 grains = 81 lignes : c’est la longueur du tuyau donnant le huang zhong. Le prince Zhu Zaiyu a réexaminé cette question. Plusieurs musicologues chinois et occidentaux ont refait les expériences mentionnées dans les traités chinois sur le huang zhong et on a trouvé que la hauteur absolue de celui-ci pourrait correspondre au fa3 (V.C. Mahillon) ou au mi3 (M. Courant), ou être voisine du mi3 (325 Hz, à la température de 20,5 0C sous la pression atmosphérique de 764 mm de mercure) selon Zhuang Benli. Le diapason occidental fut une invention de 1859. Les Chinois ont essayé de fixer le leur dès la plus haute antiquité.
À l’heure actuelle, la hauteur absolue est encore prise en considération en Corée dans la musique du temple de Confucius, au Japon dans la musique de cour (gagaku) et dans le chant bouddhique (shomyo).
Échelle pentatonique ou gamme dite « chinoise »
Non seulement l’échelle à cinq sons n’est pas spécifiquement chinoise (on la rencontre en effet dans le monde entier), mais il existe non pas une échelle pentatonique, mais plusieurs. En parlant d’échelle pentatonique, on pense surtout aux deux aspects suivants :
ces aspects correspondent aux deux principaux types d’échelles gong et zhi (Chine), ryo et ritsu (Japon). La musique chinoise de tradition savante connaît cinq aspects différents d’échelle pentatonique :
(les notes du système occidental sont prises ici indépendamment de leur hauteur absolue ; les notes de l’échelle gong peuvent être : do ré mi sol la, ou fa sol la# do ré, ou sol la si ré mi).
Les deux principales échelles pentatoniques en Corée sont :
Au Japon, en dehors des échelles ryo et ritsu mentionnées plus haut, il existe d’autres échelles pentatoniques avec des demi-tons, comme l’échelle in : Do Réb Fa Sol Sib do – do Lab Sol Fa Réb Do (on notera que l’échelle descendante est légèrement différente de l’échelle ascendante). Il existe également les différents aspects de l’échelle pentatonique connus dans la musique chinoise.
En Mongolie, l’aspect le plus courant est: Do Ré Fa Sol La, mais les autres aspects du pentatonisme se rencontrent également.
Au Vietnam, en dehors de deux principaux types (échelle bvac : Do Ré Fa Sol La do ré fa sol etc. ; échelle nam : Do Mib Fa Sol Sib do mib fa sol etc.), il existe plusieurs dizaines d’aspects différents du pentatonisme, tels que l’échelle vong cô’: Do Mi Fa+ Sol La- do etc. (le la- est plus haut que le la bémol et plus bas que le la bécarre ; le fa+ est légèrement plus haut que le fa naturel, mais plus bas que le fa dièse), ou l’échelle du hò mái dâ’y (ou échelle nam de la musique de Hu‘ê): Do Ré- Fa+ Sol- La- do etc. Très souvent, l’échelle de structure pentatonique peut prendre une apparence heptatonique : Do Ré (Mi) Fa Sol La (Sib ou Si) do etc. Les notes entre parenthèses sont des degrés auxiliaires utilisés comme notes de passage ; elles sont moins fréquentes que les cinq degrés principaux et n’ont pas une hauteur relative fixe ; on ne peut donc les considérer au même titre que les degrés principaux dans l’analyse musicale. Du reste, dans les échelles chinoises, japonaises, coréennes ou vietnamiennes, les degrés auxiliaires n’ont pas de noms propres : en chinois bian gong et bian zhi (« qui devient le degré gong », « qui devient le degré zhi »), en coréen pien kung et pien tchih, en japonais hen kyu et hen chi, en vietnamien bi‘ên cung et bi&êacute;n chùy.
Dans cette partie du monde, l’échelle d’apparence heptatonique est obtenue par l’addition de deux degrés auxiliaires aux cinq degrés principaux. L’échelle pentatonique n’a jamais été une échelle heptatonique défective. Dans la musique populaire, on rencontre d’autres aspects d’échelles pentatoniques, ainsi que des échelles à deux, trois ou quatre sons.
Micro-intervalles et tempérament
On croit souvent que les musiques d’Orient sont caractérisées par des quarts de ton ou des micro-intervalles. Ce n’est pas vrai dans le Proche-Orient, en Inde, et encore moins en Extrême-Orient où le quart de ton n’a jamais existé en tant qu’intervalle. Dans la musique vietnamienne, le xang (fa+) du mode nam est environ d’un quart de ton plus haut que le xang (fa naturel) du mode bvac. Mais quand le fa+ est présent, le fa naturel disparaît, et inversement. La mélodie des pièces musicales ne comporte pas de succession fa, fa+. En fait, c’est la quarte hò-xang (do-fa) qui est légèrement augmentée, puisque chaque note entendue est référée mentalement au degré fondamental hò. Les notes entendues dans les chants bouddhiques, le théâtre chanté et la musique de cour au Japon ne correspondent pas à celles de la gamme tempérée ou à l’échelle pentatonique chinoise. Mais les intervalles entre les différents degrés ne sont pas des quarts de ton ; il s’agit simplement d’intervalles inhabituels dont certains sont plus petits que les demi-tons de la gamme tempérée.
Monodie, polyphonie ou hétérophonie
En général, dans les pays extrême-orientaux, on joue et on chante à l’unisson. La polyphonie et encore moins l’harmonie – comprise dans le sens occidental du terme – n’ont jamais été recherchées pour elles-mêmes. Mais il est difficile d’affirmer que la musique extrême-orientale est monodique. Lorsqu’un instrument accompagne un chanteur, déjà apparaissent dans l’accompagnement même des sauts d’octave, des arpèges, des notes de passage surajoutées. Dans un orchestre, toutes les parties, en principe à l’unisson, comportent des traits particuliers à chaque instrument. Il arrive que le dessin mélodique varie d’un instrument à l’autre. Toutes les parties sont à l’unisson ou en consonance seulement aux temps forts de chaque mesure, ou à la fin d’une phrase musicale. Chez certains peuples minoritaires (les Ainu au Japon, les Thai au Vietnam), les chants à plusieurs parties sont fréquents. Bien entendu, ces mélodies n’obéissent pas du tout aux règles de l’harmonie occidentale. Dans les psalmodies bouddhiques, en Chine comme au Vietnam, les bonzes suivent plusieurs lignes mélodiques différentes. Dans l’orchestre de cour au Japon (gagaku), le sho, orgue à bouche, fait entendre des agrégats de cinq ou six notes, et le biwa, luth piriforme à quatre cordes, des arpèges. Plusieurs sons de hauteurs différentes sont entendus simultanément : certains parlent de polyphonie, d’autres d’hétérophonie. Il y a évidemment polyphonie, si ce terme est compris dans son sens étymologique.
3. Aspects de la mélodie
Existence des « métaboles »
Comme on l’a déjà vu à propos des échelles pentatoniques, la mélodie présente toujours une structure pentatonique malgré une apparence heptatonique. Les degrés auxiliaires, dans certains passages, reviennent souvent, occupant la position des degrés forts, comme on peut le voir en figure (extrait de théâtre populaire du Nord-Vietnam, Hê` môì).
Un examen rapide de cette mélodie pourrait conduire à constater une échelle heptatonique : Do Ré Mi Fa Sol La Si do ré mi etc. Or, il s’agit du passage de l’échelle pentatonique du type A (Do Ré Fa Sol La do ré) à l’échelle pentatonique du type B (Ré Mi Sol La Si ré mi sol), avec retour à la première échelle dans les quatre dernières mesures. Lorsque les degrés Mi et Si apparaissent, les degrés Fa et Do disparaissent, et inversement. Il y a dans ce cas une « métabole » ; ce terme a été utilisé par Constantin Brailoiu et Jacques Chailley pour éviter la confusion avec « modulation » et désigne « une succession ou une alternance, dans le cours des mélodies pentatoniques, de deux ou plusieurs « gammes de cinq sons », avec ou sans retour périodique et final au point de départ ». Dans les musiques des pays extrême-orientaux, on rencontre fréquemment les métaboles.
Mélodie et intonation linguistique
Parmi les cinq pays d’Extrême-Orient, seuls la Chine et le Vietnam ont une langue à tons. Chaque syllabe est affectée de tons linguistiques d’une certaine hauteur, et de ce fait peut signifier des choses différentes. Ainsi, par exemple, la syllabe ma peut signifier en vietnamien, selon le ton avec lequel on la prononce, « fantôme », « mais », « joue » ou « maman », « tombeau », « cheval », « jeune plant de riz ».
Les notes ré, mi, sol, la, etc., sont données à titre indicatif, sans aucune considération de hauteur absolue. Les intervalles entre deux tons linguistiques n’ont pas une valeur fixe ou déterminée. Le ton mélodique haut par exemple peut correspondre à
Mais le rapport entre deux tons linguistiques doit être respecté pour que le sens des mots soit intelligible. En général, la mélodie de la phrase chantée doit suivre celle de la phrase parlée : par exemple, la phrase Tôi thu’o’ng má tôi (« J’aime ma mère ») a le dessin mélodique suivant :
Elle peut être chantée indifféremment :
Le sens de la phrase ne change pas. Par contre, si l’on chante :
les auditeurs comprendront : « J’aime, mais je... » ou « Je récompense ma mère » ! Marius Schneider a publié un intéressant article sur la relation entre la mélodie et l’intonation linguistique dans la musique chinoise. Tran Van Khê a également publié plusieurs articles sur le même problème dans la musique vietnamienne. À l’heure actuelle, certains musiciens contemporains ne tiennent pas compte de l’intonation linguistique dans leurs compositions : les paroles ne sont plus comprises que grâce au contexte. Le peuple vietnamien, dans toutes ses créations de chansons populaires, a fait preuve d’originalité tout en respectant le cadre mélodique établi par l’intonation linguistique et les règles de la versification.
Dans l’ensemble, le développement mélodique se fait de préférence par degrés conjoints et dans un ambitus de deux octaves.
Les « modes »
On parle souvent de « modes » de gong, de shang, de jue, de zhi, de yu dans la musique chinoise. On distingue souvent les modes de ryo et ritsu pour la musique de cour, de yo et in dans la musique de divertissement ou la musique populaire du Japon, les « modes » pyong-jo et kemyong-jo dans la musique coréenne, les « modes » bvac et nam dans la musique vietnamienne.
Il s’agit en fait dans la plupart des cas d’« échelles modales ». On retrouve dans la terminologie musicale de ces pays les mots diao (Ch), cho (J), jo (C), di&êdodot;u (VN), qui sont représentés par le même idéogramme. Mais celui-ci désigne aussi bien une échelle modale, un système modal, qu’un accord d’instrument (cf. supra : La terminologie). Maurice Courant, dans sa thèse sur La Musique classique des Chinois, a traduit le mot diao par « système ». Kishibe Shigeo, à propos des six «modes» de gagaku, a parlé de « tonalités ». La conception modale telle qu’on la trouve en Inde, en Iran ou dans les pays de tradition arabe ne se rencontre qu’au Vietnam. On discerne dans les deux modes bvac et nam non seulement une « échelle modale » avec une succession particulière d’intervalles, mais encore une certaine hiérarchie entre les degrés de cette échelle, une ou plusieurs « formules mélodiques » avec des ornements spécifiques, un éthos propre à chaque mode. Le bvac exprime la joie, le nhac la solennité, le xuân la sérénité, le ai et le oán la tristesse. Il est difficile de trouver dans la terminologie occidentale des mots équivalant à diao, cho, jo ou di&êdodot;u, qui ne correspondent ni aux « modes », ni aux « tonalités » de la musique occidentale, et qui doivent être définis chacun par certains critères particuliers.
Le rythme
Dans tous ces pays, à part la Corée, c’est le rythme binaire qui prédomine. En particulier, les phrases de huit mesures ou les cellules rythmiques à huit temps ou à huit pulsations sont fréquentes.
Le rythme syncopé est très prisé et considéré souvent comme un élément de virtuosité. Les formules rythmiques cycliques ou stéréotypées abondent dans la musique rituelle, la musique de théâtre et même de divertissement.
– Exemple de formule stéréotypée : les formules de base les plus caractéristiques du tambour horizontal kakko (J), frappé à l’aide de deux bâtons, sont, selon Kishibe, Katarai et Mororai.
– Exemple de formule cyclique : la formule rythmique du tambour accompagnant le chant de théâtre Nam xuân ou Nam bình (VN).
Les instruments à fonction rythmique sont nombreux et variés: petits et grands tambours à une peau, à deux peaux, en sablier, à tension fixe ou variable, frappés à main nue ou à l’aide de battes en bois ou de baguettes, cliquettes en bois, jeu de plusieurs plaquettes, tambours de bois en forme d’auge, de poisson ou de grelot, castagnettes, crécelles, gongs, cloches et cymbales de dimensions variées. Le nom des coups de tambour dans la musique de no au Japon, comme dans la musique de cérémonie et de théâtre au Vietnam, prend une importance particulière.
À l’aide de la baguette de droite, on frappe la membrane d’un tambour à la partie centrale (toong) ou à la partie marginale (taang). Les mêmes coups précédés de roulements à l’aide de deux baguettes donnent: tà-roong et tà-ráang, etc., dans la tradition vietnamienne.
Plusieurs rythmes de nature différente – rythme libre, rythme syncopé, rythme cyclique, rythme en contrepoint – peuvent se dérouler simultanément: les exemples de polyrythmie ne manquent pas dans la musique bouddhique et dans la musique de théâtre au Vietnam.
Ornementation et improvisation
L’ornementation, très élaborée, se fait horizontalement et verticalement. Les procédés, très nombreux, vont de l’utilisation des notes ornementales à celle des diverses techniques vocales et instrumentales: voix de tête, voix de fausset. Certains ornements sont facultatifs, d’autres spécifiques. L’improvisation poétique et musicale se pratique dans la tradition populaire de tous les pays (sauf J) : les garçons et les filles improvisent les paroles, parfois même la mélodie des chants alternés. La musique rituelle et la musique de cour sont par contre relativement fixes. En Chine et au Japon, à l’heure actuelle, on n’improvise plus dans la tradition savante, même pour exécuter la musique de divertissement : on remarque toutefois une certaine variation de la mélodie et du tempo des pièces. En Corée, l’improvisation se pratique encore dans le sanjo exécuté par le kayakeum, cithare à douze cordes en soie, ainsi que dans le sinawi, où plusieurs instruments d’un ensemble composé de flûte traversière en bambou, hautbois, vièle à deux cordes et cithare à douze cordes, improvisent à tour de rôle. Au Vietnam, dans la tradition du Sud, l’improvisation sous forme de prélude et même pendant l’exécution se rencontre encore de nos jours. La musique de tradition savante a toujours été une musique écrite.
La notation musicale
La notation musicale traditionnelle ne représentait que le schéma mélodique, sans aucune indication de nuance d’exécution ni de mesure. Depuis l’Antiquité, les Chinois donnaient un nom à chacun des douze sons étalons distants les uns des autres d’un demi-ton. On ne les utilise pas tous dans une « gamme chromatique », mais seulement cinq d’entre eux comme degrés principaux et, dans certaines pièces, deux autres comme degrés auxiliaires. On note les degrés par le premier des deux idéogrammes qui désignent chacun d’eux : pour (huang zhong, « la cloche jaune »), pour (lin zhong, « la cloche des bois»). Les tablatures pour qin (cithare antique à sept cordes en soie) comportent des signes indiquant le doigté, le jeu, la corde attaquée, la position des doigts de la main gauche. Le signe est employé pour abréger la formule : ce qui veut dire : le pouce gauche ( ) étant sur la marque no 1 ( ), avec l’index attaquer en venant vers le corps ( ), puis en retournant ( ) la 6e corde ( ).
Depuis la dynastie des Yuan (XIIIe s.), et même depuis celle des Song (XIIe s.) selon Maurice Courant, une notation nouvelle remplaçait l’ancienne pour la flûte traversière et pour les instruments à cordes comme le hu qin (vièle à deux cordes) et le yue qin (luth en forme de lune) :
On mettait un point au-dessous de chaque signe pour indiquer l’octave inférieure, et le radical à gauche de chaque signe pour l’octave supérieure ; ex.: , , .
Dans chaque pays, les musiciens cherchent à inventer un système de notation pour les divers genres de musique. Il existe des partitions pour le gagaku (musique de cour du Japon) et le no, une notation spéciale avec des signes conventionnels pour la musique de koto (J), de kayakeum (C) et de dàn tranh (VN). Même dans les tablatures, la nuance d’exécution, les subtilités de l’ornementation ne peuvent être rendues. L’élève ne peut jamais «lire» une partition sans recourir aux explications de son maître. Il s’agit d’une « musique écrite de tradition orale ». De nos jours, d’autres systèmes de notation sont en usage en Extrême-Orient : notation chiffrée en Chine, notation par les caractères romains au Vietnam, notation occidentale avec un certain nombre de signes conventionnels supplémentaires dans tous les cinq pays. Mais aucune ne saurait vraiment permettre à l’élève de se passer des explications de vive voix du maître.
4. Différents genres de musique
Musique vocale et musique instrumentale
Il serait fastidieux d’énumérer tous les genres de musique qui se rencontrent en Extrême-Orient. On se bornera à faire quelques remarques sur la musique vocale et la musique instrumentale.
La musique vocale est présente dans tous les genres, depuis les chansons populaires liées aux faits et gestes de tous les jours jusqu’à la musique de cour. Comme dans tous les pays du monde, on chante pour bercer ses enfants, pour rendre le travail moins pénible, pour célébrer les fêtes saisonnières, pour faire la cour aux jeunes filles ou pour accompagner les morts à leur dernière demeure. La déclamation des poésies est appréciée non seulement par les lettrés, mais aussi par les gens du peuple. En Chine et au Vietnam, la langue à tons avec les règles d’assonance en poésie fait qu’une simple déclamation prend l’allure d’un chant. La mélodie, dans ces cas, doit épouser l’intonation linguistique. Elle est souvent mélismatique, très ornée, et le rythme dans la grande majorité des cas est libre. Un poème peut être déclamé de différentes manières, dans différents « modes », avec ou sans accompagnement musical. L’instrument utilisé peut être une flûte traversière, une flûte droite, un instrument à cordes du type des luths, des cithares ou des vièles.
En Chine, le chant peut être accompagné par le zheng (cithare à treize ou seize cordes), le er hu (vièle à deux cordes) ou le di (flûte traversière).
En Corée, les instruments d’accompagnement les plus populaires sont le kayakeum (cithare à douze cordes en soie) pour la mélodie et le djang-go (grand tambour en sablier) pour le rythme. Mais on utilise aussi, à la place du kayakeum, le komunko (cithare à six cordes en soie), le tan-so (petite flûte droite), le taekeum (grande flûte traversière).
Au Japon, les chants sont accompagnés par le shamisen (ou sangen, luth à trois cordes) dans la musique de divertissement – ko-uta, ha-uta, « chants brefs » – ou dans la musique du bunraku (théâtre de marionnettes) et du kabuki (théâtre chanté et dansé). Le koto ou le groupe de trio : koto, sangen et shakuhachi (flûte droite) peuvent aussi accompagner les chants.
En Mongolie, les « chants longs » sont accompagnés surtout par la vièle à deux cordes à manche en tête de cheval, le morinkhur, dont la sonorité rappelle celle du violoncelle occidental.
Au Vietnam, les chants et déclamations de poésie sont accompagnés par le dàn nhi (vièle à deux cordes), le dàn nguy&êdodot;t (luth en forme de lune), le dàn dáy (luth à trois cordes des chanteuses) ou des ensembles comportant deux, trois ou même cinq ou six instruments.
La musique religieuse est surtout vocale, à part celle qu’exécute dans les temples de Confucius un grand ensemble instrumental. Les récitations de prières, les psalmodies, les chants nécessitent un assez long apprentissage : tel est le cas du shomyo (J), du pomp’ae et du yombul (C), du tung et du tán (VN).
En Extrême-Orient, le théâtre est toujours chanté et dansé, que ce soit le jing xi de Pékin, le bang zi du Ho-nan, le chang-guk de Corée, le no et le kabuki du Japon, le hát tuôñg, le hát b&ôdodot;i, le hát chèo ou le hát cái lu’o’ng du Vietnam. La voix dans la majorité des cas est masquée : voix pharyngienne dans le no et le kabuki, voix de fausset dans le jing xi, le hát tuôñg et le hát b&ôdodot;i. La technique vocale, très différente de celle en usage en Occident, n’exclut pas des vibratos et des vocalises, mais requiert d’autres méthodes d’entraînement. Dans tous ces théâtres, les instruments à percussion jouent un rôle très important. L’ensemble qui accompagne le jing xi comporte un tambour, deux gongs, une paire de cymbales, des cliquettes en bois ; celui du no, une flûte traversière et trois tambours; celui du hát tuôñg, plusieurs tambours, un gong et des cymbales.
La musique instrumentale est surtout orchestrale. Il existe bien sûr des solistes qui jouent du qin (cithare chinoise à sept cordes en soie), du zheng (cithare chinoise à treize ou seize cordes), du komunko (cithare coréenne à six cordes), du kayakeum (cithare coréenne à douze cordes), du koto (cithare japonaise à treize cordes), du shakuhachi (flûte droite japonaise), du morin-khur (vièle mongole à tête de cheval), du dàn tranh (cithare vietnamienne à seize cordes). Les ensembles instrumentaux sont nombreux et variés. Citons entre autres l’orchestre du temple de Confucius, qui comporte des cloches carillons de seize cloches, des phonolithes et carillons de phonolithes, des flûtes traversières, des tambours, une auge et un tigre en bois ; les orchestres coréens de musique de cour, avec des flûtes traversières, des flûtes droites, des hautbois, des vièles à deux cordes, des cithares à six et à douze cordes, des tambours à deux peaux, des grands tambours en sablier ; l’orchestre de gagaku (J), composé au minimum de trois flûtes traversières, trois hautbois, trois orgues à bouche, deux luths piriformes, deux cithares à treize cordes, un petit gong suspendu, un grand tambour à deux peaux, un long tambour horizontal tenu par le musicien conducteur ; l’orchestre vietnamien dit « de huit sons » (bát âm), composé de deux flûtes traversières, un luth en forme de lune, un luth à trois cordes, un luth piriforme à quatre cordes, une vièle à deux cordes, un tambour à une peau, un tambour en sablier, des cliquettes à sapèques, un jeu de trois petits gongs.
Tous les instruments, en principe, jouent à l’unisson. Mais la liberté d’exécution d’une part, une certaine tendance à varier la mélodie d’autre part, jointes au jeu particulier de chaque type d’instrument (arpèges des cithares, des luths piriformes, trilles des flûtes, glissandi des vièles, et surtout agrégats de notes des orgues à bouche), font que l’exécution prend une allure « polyphonique » (ou hétérophonique). De toute façon, la composition des orchestres montre le goût prononcé des musiciens extrême-orientaux pour le timbre des instruments.
© Texte extrait de l'article "Traditions musicales - Musique chinoise" in Encyclopédie Universalis.