Jazz et Afrique
Dans la jungle ellingtonienne
« And now, into the jungle ! »...
C'est par ces mots que, dans un enregistrement du 22 octobre 1971, Duke Ellington lance le second mouvement de la Togo Brava Suite, intitulé Naturellement. Sur un tempo élevé le batteur, Rufus Jones, martèle chaque temps sur la cymbale, appuyant à peine le chabada, marquant quelques temps forts et syncopes sur les tambours. Sur ce rythme, les anches de l’orchestre s’agglutinent pour former une masse sonore agressive, interrompu par le pianiste et chef d’orchestre qui propose la ligne très épurée d’un thème de blues (2), sur lequel improvise H. Ashby au sax ténor. Au terme de ce long chorus, toute la section orchestrale enchaîne, sur des motifs de quatre mesures, laissant libre court à la virtuosité débridée du batteur. Le sax baryton de H. Carney conclut par des barrissements en arpèges, partant du tréfonds des graves jusqu’au registre le plus haut de son instrument, notes fragiles appuyés par des trompettes suraiguës retentissant jusqu’au triomphe fait par le public de l’Odeon Theatre de Bristol.
Cette pièce orchestrale, qui constitue une expression tardive — parmi les dernières enregistrées — du style de jungle, est emblématique de la musique de big band composée par Duke Ellington. C’est avec ces rythmes robustes, soutenant les improvisations gouailleuses de solistes illustres , que ce compositeur connut ses premiers grand succès, notamment au Cotton Club, à la fin des années 1920, auprès d’un public avide de sensations exotiques, de danses endiablées sur des rythmes sauvages. Cette jungle théâtrale, cette Afrique de cabaret, évoque une atmosphère de forêt vierge, bariolée de cris d’animaux, habitée de peuples primitifs festoyant au son des tambours. Cette métaphore de la jungle est plus proche de celles popularisées par Kipling ou le Douanier Rousseau que de toute réelle nostalgie ou mémoire des forêts guinéennes.
Ce fauvisme musical est produit par une riche palette sonore : les cuivres aux timbres tonitruants, jouant des effets growl (râcle) ou wah wah (produit avec une sourdine plunger, « débouchoir à ventouse »), une charpente rythmique massive où dominent les tambours, les accords percussifs du piano se mariant aux timbres tantôt sirupeux tantôt criards des anches. Quelques unes des plus fameuses compositions de Duke Ellington sont fondées sur ce style : Black and Tan Fantasy (1927), The Mooche (1928), Echoes of the Jungle (1931), Koko (1940)...
On ne peut en aucun cas réduire cette sauvagerie orchestrale à une quête de l’Afrique primitive. Elle fait aussi allusion à l’environnement sonore des villes américaines, surpeuplées, envahies par l’automobile, dont les klaxons furieux s’ajoutent au vacarme des travaux publics, jusqu’à la nuit où les orchestres de jazz couvrent de leur tapage les activités frauduleuses exercées dans l’obscurité enfumée des clubs tenus par la pègre. Des œuvres telles que Jungle Nights in Harlem (1930), Air Conditioned Jungle (1947) ou Asphalt Jungle Suite (1960) confirment cette interprétation.
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(1) Rythme en croches ternaires (longue-brève) joué à la cymbale.
(2) En jazz, blues désigne une structure en 12 mesures, fondée harmoniquement sur les premier, quatrième et cinquième degrés de la gamme majeure.
(3) Notamment les trompettistes Bubber Miley, Cootie Williams, le clarinettiste Barney Bigard, le tromboniste Joe « Tricky Sam » Nanton.
Coltrane et l’Afrique
Dans le laboratoire de son quartet (formé en 1960 avec le pianiste McCoy Tyner, le batteur Elvin Jones et le contrebassiste Jimmy Garrison), les recherches musicales et mystiques de John Coltrane l’ont conduit à explorer non seulement l’infinie combinatoire des grilles harmoniques et des modes mélodiques, mais aussi à faire quelques incursions dans plusieurs territoires musicaux : l’Espagne (Olé, 1961), l’Inde (India, 1961) et l’Afrique. En 1957, Dakar, fut son premier album en tant que leader. De nombreux titres faisant référence à l’Afrique ont suivi (Liberia, 1960 ; Dahomey Dance, 1961 ; Tunji, 1962 ; Kulu Se Mama, 1965...).
L’Afrique en vogue
Coltrane participa en 1958 à l’enregistrement d’un premier album intitulé Africa dirigé par le trompettiste Wilbur Harden. Les quatre premiers titres de l’album, sur les sept qui le composent, font référence à l’Afrique selon divers procédés stylistiques : Dial Africa (composé par W. Harden), Tanganyiaka (sic.) Strut (par le tromboniste Chris Fuller), Gold Coast (C. Fuller), Oomba (W. Harden). Ces quatre morceaux ont été enregistrés lors d’une même séance, le 19 juin 1958. Les trois derniers titres de l’album (B.J.1, Anedac, Once In A While) avaient été enregistrés un mois et demi plus tôt, le 13 mai.
L’étiquette africaine accolée aux thèmes est flagrante dans leur exposition : figures rythmiques jouées aux tambours, soutenues par les riffs (motifs répétitifs) à la basse et au piano, accentuées dans la mélodie par un jeu sur les syncopes. Après ces excursions dépaysantes les musiciens reviennent sur des schémas plus familiers : walking-bass (accompagnement par les fondamentales harmoniques jouée sur les 4 temps d’une mesure), chabada, chorus s’insinuant entre les styles cool (Harden) et hardbop (Coltrane) jusqu’à la réexposition finale du thème. Seul Oomba garde une tournure rythmique complexe en 3/4, souligné sur la seule cymbale et dont l’interprétation s’avère assez fragile de la part des solistes, dont les phrasés sont hachés et les enchaînements maladroits.
Cet album participe d’une vogue pour l’Afrique portée par le nationalisme noir d’après-guerre. En se détachant de l’intégrationnisme non-violent et en militant pour un séparatisme radical, cette mouvance trouvait ses ancrages communautaires dans un idéal panafricaniste ou par la résurgence du projet millénariste du retour en Afrique, mais n’offrait qu’un soutien distant aux mouvements anti-colonialistes africains. L’appel au réenracinement et à la radicalisation de l’identité afro-américaine gagna surtout en popularité par l’influence grandissante de la Nation de l’Islam sous la direction de Elijah Muhammad et grâce à l’engouement suscité par les oraisons de Malcom X. Cette quête militante de l’Afrique, manifestée par la conversion à l’islam comme signe d’une altérité radicale, eut un grand impact dans les milieux intellectuels et artistiques afro-américains. Dans le jazz, la tendance fut lancée par le batteur Art Blakey qui en 1948 avait voyagé durant plus d’un an en Afrique de l’Ouest, particulièrement au Nigéria, où il se convertit à l’islam sous le nom de Abdullah ibn Buhaina et étudia les percussions africaines. Il en fit un des éléments caractéristiques de son style, et dirigea plusieurs albums de musique pan-africaine réunissant des percussionnistes d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Amérique du Nord (Message From Kenya, 1954 ; Drum Suite, 1957 ; Orgy in Rythm, 1957). De nombreux autres artistes s’engagèrent dans cette voie, rares s’y cantonnèrent.
John Coltrane fut un temps séduit par cette idéologie. Ce fils de pasteur s’était converti à l’islam et avait épousé une militante Black Muslim. Il s’engagea plus tard dans une recherche mystique puisant dans toutes les spiritualités , n’exprimant pas sa révolte par des engagements politiques manifestes, mais par un jeu tranchant, repoussant toujours plus loin les transgressions harmoniques et rythmiques. Sa sympathie pour la Nation de l’Islam avait « élargi la conscience de Trane sur l’Afrique, pas simplement comme un continent lointain d’où viendraient ses ancêtres, mais comme une source vive et véritable, où qu’il se trouve .»
L’intérêt de Coltrane pour les musiques et cultures d’Afrique fut particulièrement nourri par ses relations avec le percussionniste nigérian Michael Babatunde Olatunji. Ils lièrent amitié quand ce
dernier sortit son premier album Drums of Passion en 1959, qui eut un retentissement considérable parmi le public américain le recevant comme une manifestation de l’Afrique authentique et contemporaine. Suite à ce succès, Olatunji enseigna la percussion et la culture yoruba. Coltrane y trouva une source d’inspiration constante. Le saxophoniste dédia à son ami une composition intitulée par le diminutif Tunji, et il contribua financièrement à son projet de centre culturel africain. C’est pour inaugurer la fondation du Centre Olatunji de Culture Africaine à New York que Coltrane donna son dernier concert, le 23 avril 1967.
Africa/Brass Sessions
Avec l’album Africa/Brass, Coltrane fit une synthèse de ses recherches musicales sur l’Afrique, en continuant de piocher dans la veine expressionniste jungle pour en extraire des motifs d’un primitivisme toujours plus abstrait, dépassant l’exotisme pour atteindre le potentiel d’altérité moteur de l’histoire afro-américaine.
Discographiquement, ce disque (paru en deux volumes) marque un tournant de la carrière de Coltrane, en tant que premier album produit pour le label Impulse! après avoir enregistré deux ans pour la firme Atlantic des albums aussi monumentaux que Giant Steps (1959) ou My Favorite Things (1960). Africa/Brass fut enregistré en deux sessions le 23 mai et le 7 juin 1961. Entre deux, le 25 mai, fut gravé l’album Olé, dernier édité par Atlantic. Ces deux albums procèdent de la même recherche sonore et harmonique, marquée par la collaboration du saxophoniste et flûtiste Eric Dolphy, sideman dans Olé et arrangeur des orchestrations des sections de cuivres dans Africa/Brass. Autre trait partagé et novateur, la présence deux contrebassistes dans les morceaux désignant les horizons les plus lointains (Dahomey Dance, Olé et Africa) voulue par Coltrane pour s’entourer d’une plus grande variété rythmique.
Nous pouvons aussi y voir l’accentuation de l’aspect tellurique de la basse par un exacerbation de la tension entre la profondeur abyssale des graves et la sécheresse des aigus. La formule sera reprise dans plusieurs autres albums.
Outre le titre-phare Africa, l’album est construit sur quatre autres morceaux, dans le choix et l’interprétation desquels on peut déceler une structure narrative comparable à ce que nous avons mis au jour à propos des suites ellingtoniennes.
Africa est introduit par les deux contrebasses, l’une jouant à vide la corde de mi, la plus grave de l’instrument, l’autre répondant en écho dans les aigus. La batterie y ajoute des cellules rythmiques complexes, qui se distingue nettement de l’usuel drumming de swing. Le piano s’y agrège par la tenue de notes en vibrato, suivi par les treize instrumentistes de la section orchestrale, produisant une masse difforme, tout en arpèges, en vagues, en mugissements, version abstraite du style jungle évoquant la foisonnante violence picturale d’un Jackson Pollock. Au sax ténor, Coltrane expose le thème sur une armature harmonique épurée et solide, permettant toutes les digressions modales. L’orchestre s’évanouit pour laisser le leader improviser avec ses trois accompagnateurs trio, mais, tel les tubes d’un orgue qu’on aurait ajoutés au piano, il réapparaît en reproduisant le jeu de block chords (paquets d’accords) typique de McCoy Tyner.
Greensleeves est la célèbre ballade anglaise dont la composition est légendairement attribuée à Henry VIII, qui représente l’un des plus grands standards du répertoire classique anglo-saxon. Ce morceau est arrangé avec les mêmes procédés employés dans Africa. La contrebasse introduit seule un trait rythmique en trois temps, le pianiste plaque des accords repris par l’orchestre. La reprise de Greensleeves indique que la mémoire africaine qui est ici sollicitée réside autant dans l’emploi de rythmiques complexes et l’orchestration d’une jungle, que dans la capacité d’assimiler et de dégurgiter les pièces les plus vénérables du répertoire classique.
Les trois autres titres de l’album font explicitement référence aux vicissitudes de l’histoire afro-américaine. Song of the Underground Railroad, pris sur un tempo très élevé de locomotive emballée, est l’adaptation ancien gospel faisant référence au réseau clandestin de passage d’esclaves fugitifs du Sud vers les Etats abolitionnistes du Nord. The Damned Don’t Cry est une composition du trompettiste Calvin Massey, où le big-band est mis beaucoup plus en avant, mais dont les arrangements n’étaient pas achevés au moment de l’enregistrement, ce qui explique son allure laborieuse. Blues Minor est une composition de Coltrane, sur une grille harmonique parfaitement rodée, rappelant que le blues reste « la source d’énergie cachée de la musique négro-américaine ».
C’est dans le même sillon que persévèreront les héritiers de Coltrane, acteurs de la new thing, appellation alternative du courant free jazz, jazz libéré de ses carcans normatifs pour retrouver ses procédés archaïques contestataires en dégageant l’essence du principe dirty. S’appuyant sur toute la charge émotionnelle du blues, poussant à bout les audaces des boppers, cette version insurectionnelle de la musique offrait une esthétique de combat à l’idéologie révolutionnaire du Black Power. Les activistes de la Great Black Music (Art Ensemble of Chicago, Pharoah Sanders, Archie Shepp, Don Cherry...) ont fait de l’Afrique un élément symbolique structurant de leur discours, récupérant eux aussi l’image stéréotypique d’un continent originel, par l’usage d’instruments et de musiques « tribales », pour y trouver les ressources d’une originalité jusqu’au-boutiste.