La monodie profane : le chant des Trouveurs
octobre 15, 2018
L’art des trouveurs est un art particulièrement raffiné, complexe voire parfois hermétique parce que c’est le terme de l’évolution de la monodie : c’est l’état le plus achevé de la musique monodique.
La musique monodique a surtout connu son épanouissement dans l’Antiquité. Le Moyen Age n’en voit qu’un dernier bourgeonnement.
Il faut distinguer nettement le rôle de la monodie religieuse grégorienne et le rôle de la monodie profane. La monodie grégorienne c’est en quelque sorte la base de la musique occidentale savante : c’est sur elle que va se fonder la future polyphonie. En revanche, la monodie profane, la monodie des trouveurs est une fin, c’est l’ultime expression d’un langage millénaire.
Le mot « troubadour » provient du bas latin « trobar » qui veut dire trouver, inventer.
Le « tropator » c’est le « faiseur de tropes », c’est donc celui qui trouve des mélodies nouvelles. Tropator deviendra trobador en provençal puis nous l’avons transformé entroubadour.
Les troubadours écrivent en langue d’oc et il vont donc œuvrer, travailler, inventer (puisque c’est le propre de leur être) dans le Sud de la France.
Au Nord de la Loire, les troubadours seront imités par les trouvères (il y a un décalage dans le temps : les trouvères succèdent aux troubadours dans le temps, bien que ce ne soit pas la même zone géographique). Pour trouvères il y a également la même étymologie : c’est celui qui trouve, qui invente des chants. Les trouvères composent en langue d’oïl.
Le trobar est le corpus (= l’ensemble des pièces) composé par les troubadours. Le trouver est le corpus composé par les trouvères.
On a imaginé le terme récent de « trouveur » pour désigner un troubadour ou un trouvère. Les trouveurs c’est l’ensemble des troubadours et des trouvères.
Un trouveur c’est donc un musicien poète en langue vulgaire. Il s’exprime par des chansons strophiques de formes définies, c’est en général un noble, un seigneur. Il enseigne, il dicte son art aux jongleurs ou aux ménestrels.
Les trouveurs sont donc des compositeurs généralement issus de la noblesse, donc extrêmement cultivés dont l’art est tout le contraire d’un art populaire. C’est une art de cour, ce n’est pas un art populaire. Les jongleurs et les ménestrels, eux, ne composent pas mais ils vont de châteaux en châteaux produisant (ou apprenant) l’œuvre des trouveurs (c’est l’occasion aussi d’apprendre auprès d’un trouveur, seigneur du lieu, de nouvelles chansons et d’aller les porter dans un château voisin).
Evidemment, pour compliquer les choses (rien n’est jamais simple), il y aura quelques trouveurs ménestrels c’est à dire quelques musiciens voyageant de châteaux en châteaux, qui ne sont pas nobles, et qui sont aussi poètes et compositeurs.
a) Les chansons d’actualité :
Ces chansons d’actualité traitent de sujets réels. Par exemple : l’appel à la croisade, la chanson de bataille (« Chanson de bataille » de Bertrand de Born) ou encore letestament politique de Guillaume VII comte de Poitiers (qui deviendra Guillaume IX duc d’Aquitaine).
« Chanson de croisade » de Thibaud IV de Champagne
« Seigneur sachiez qui hors ne s’en ira »
Paroles : « Seigneur sachez que ceux qui ne partiront pas pour la Terre où Dieu vécu et mourut et qui ne prendront pas la croix auront du mal à aller au paradis. Tous les mauvais resterons ici. Bien fous ceux qui se soucient de leur femme et de leurs enfants, il n’est qu’un ami : celui qui fut mis en croix pour nous. Ils partiront les vaillants qui aiment Dieu et l’honneur et les morveux demeureront. Aveugles sont ceux qui ne peuvent servir Dieu au moins une fois et qui perdent ainsi la gloire du monde. Vierge couronnée priez pour nous après avoir accompli ce haut fait nous pourront déchoir ».
C’est un type de valorisation de la croisade que l’on rencontre un bon nombre de fois et qui est lancé à l’adresse de toute une population.
Ecrit en langue d’oïl. L’accompagnement que l’on peut entendre sur ces chansons est totalement inventé par le groupe qui chante et donc tout cela est complètement hypothétique. A l’origine nous ne possédons que le texte et parfois des fragments de mélodies, donc interpréter une musique comme celle-ci c’est forcément une reconstitution relativement importante et ainsi les interprétations sont nombreuses et parfois très différentes. Nous sommes bien en peine de dire laquelle de ces interprétations est la plus proche de la réalité.
Autres variantes de la chanson d’actualité :
• Le planh (= plainte). Le planh est associé à la plainte liée à la disparition d’un personnage puissant dont on fait l’éloge (en général c’est le suzerain du troubadour, le troubadour lui dédie un planh parce que ce suzerain l’a protégé et a encouragé son art…).
Le plus ancien planh que l’on connaisse est celui de Cercamon (troubadour) sur la mort de Guillaume XII de Poitiers (qui était lui-même troubadour). Ce planh date de 1127 (c’est très difficile de dater ces pièces car on ne sait pas très bien quand elles ont été écrites mais comme celle-ci est écrite pour la mort de Guillaume VII de Poitiers et qu’on connaît la date de mort de celui-ci puisque c’est un personnage important, on peut dater le planh sans problème).
Parmi la quarantaine de planh conservés, le plus célèbre est celui de Gaucelm Faidit : c’est un planh sur la mort de Richard Cœur de Lion qui date de 1199.
• Le sirventes pour les troubadours ou serventois pour les trouvères : c’est une chanson politique ou satirique où l’on conteste, où l’on critique un grand personnage. Il peut arriver que ce grand personnage soit un poète ou un écrivain et à ce moment là le serventois est une sorte d’ébauche de critique littéraire (c’est sans doute là le début de la critique littéraire moderne).
Le ménestrel ou le jongleur qui chante un serventois n’est traditionnellement pas attaqué par le seigneur qui écoute cette critique qui peut être faite de lui-même. Les ménestrels et les jongleurs sont protégés lorsqu’ils chantent des serventois ou des sirventes, ce n’est pas une raison pour les mettre au cachot, les jeter dans les oubliettes. C’est la règle de l’hospitalité : c’est une règle médiévale, de la chevalerie médiévale ; c’est l’immunité imposée par les règles de l’hospitalité. Et au fond, lesirventes permet de dire son fait à un ennemi personnel.
b) Les chansons d’amour courtois :
Ces chansons d’amour courtois sont les plus nombreuses et on les groupe généralement sous le terme de canso (cansos au pluriel). La canso c’est la chanson d’amour courtois. Tous les trouveurs en ont écrit. La canso est issue du versus aquitain qui est en plein essor au 11ème siècle. C’est sans doute la raison pour laquelle les premières cansos sont appelées « vers ». Ce terme de « vers » a persisté d’ailleurs en occitan à côté du mot canso.
Exemple de canso de Peire Vidal (qui est un troubadour) : « Barons de mon dan con vit ».
Traduction en français moderne : « Je n’ai que mépris pour Seigneur médisant, faux et déloyaux car j’ai choisi pour dame une dont la distinction est innée. Je l’aime de tout cœur, jamais je ne la trompe et tout à elle je suis quand il lui plait car sa beauté et sa valeur sont telles qu’un roi serait honoré de l’aimer » (l’amour courtois c’est donc mise en valeur de l’être aimé et non seulement elle est mise en valeur mais il faut en plus condamner tous ceux qui pourrai en dire du mal).
Ces cansos sont précédées souvent d’une espèce de petite hagiographie parlée qui vante les mérites du troubadour (c’est une éloge de troubadour).
Une variante de la canso : l’alba ou chanson d’aube.
C’est une variante particulière de la chanson d’amour où l’on regrette que viennent le moment de la séparation des amants car le jour point, le jour qui est en général annoncé par le veilleur. Avec la clarté de l’aube qui rend leur amour visible aux yeux de tous, les amants seront alors en butte aux médisances des « losengiers » (= les jaloux et les médisants).
Les éléments constitutifs de l’alba sont toujours les mêmes (avec quelques variantes) : le matin, le danger, les adieux, la présence des deux amants et le veilleur.
On retrouve cela dans la littérature et dans l’opéra à de très nombreuses reprises : par exemple, la séparation de Roméo et Juliette et de façon beaucoup plus précise encore au 2ème acte de Tristan et Isolde (Wagner l’a conçu comme une immense chanson d’aube, une énorme alba car tous les ingrédients y sont).
c) La chanson narrative :
On range dans cette catégorie les chansons de toiles qui suppose-t-on accompagnaient les travaux féminins de tissage.
Ces chansons la plupart du temps racontaient des légendes.
d) Les chansons pastorales :
Ces chansons pastorales mettent en scène des bergers. Elles se répartissent en plusieurs types : par exemple, la pastourelle qui est un dialogue amoureux entre un chevalier et une bergère (ce n’est jamais le contraire : c’est toujours l’homme qui a le rôle noble et la femme qui n’est qu’une bergère). Le but dans ces chansons pastorales est de divertir, de faire rire une société raffinée qui exprime une sorte de condescendance pour les basses classes mais une classe raffinée qui sait aussi se rire d’elle même.
Par exemple, de Marcabru : « L’autrier just’una sebissa » (pastourelle très célèbre).
Extrait : « L’autre jour sous une haie j’ai trouvé une bergère pleine de joie et de bon sens portant cape et capuchon, vêtue comme fille de vilaine (féminin de vilain = paysan), portant veste et chemise de toile, soulier et chausse de laine. Je vint à elle à travers prés. Fille dis-je, tendre chose, j’ai mal car vous pique le froid. Seigneur, me dit la vilaine, grâce à Dieu et à ma nourrisse le vent peut bien m’ébouriffer je suis gaie et bien portante. Fille dis-je, jolie chose, je viens de quitter mon cheval pour vous tenir compagnie. Une si jolie paysanne ne doit pas garder ainsi un si grand troupeau de brebis toute seule en pareil lieu. Fille dis-je, […] d’une beauté qui vous élève au-dessus des autres vilaines mais vous seriez deux fois plus belles si je me voyais quelques jours moi sur vous et vous dessous. Seigneur, pressé par sa folie, l’homme jure promet en gage. Certes, vous me feriez hommage mon Seigneur, dit la vilaine, mais pour un moment d’entrave je ne veux pas mon pucelage échangé contre nom de putain. Fille, toute créature s’en revient à sa nature, appariez ce qui s’apparie nous devons vous et moi vilaine à l’abri loin de la pâture car vous serait là plus au sûr pour faire la plus douce chose… ».
La bergerie ne comporte ni débat amoureux ni seigneur mais seulement un jeu entre bergers et bergères (à ne pas confondre avec la pastourelle).
La reverdie traite du renouveau de la nature. Elle est dite également chanson de printemps ou chanson de mai et il n’est pas rare que le texte soit lié à un événement merveilleux (le printemps c’est une espèce d’événement qui appelle au merveilleux).
e) Les chansons de discussion :
C’est la tenso des troubadours ou le débat des trouvères qui consistent en une discussion versifiée entre deux poètes qui s’opposent sur un même sujet.
Cette tenso ou ce débat peuvent concerner la politique, des questions personnelles, amoureuses ou même la religion.
La tenso et le débat s’orientent librement au gré des intervenants mais le plus souvent la discussion est fictive puisque un seul trouveur chante le dialogue qu’il a composé.
Par exemple, Conon de Béthune : « L’autre ier avint en cel autre païs ». C’est un débat entre un chevalier et une dame.
Traduction : « Il advint dans une autre contrée qu’un chevalier eut aimé longtemps en vain une dame. A la fin elle vient lui dire : ami, maintenant je suis sûre de votre amour et me voici toute à vous. Le chevalier l’a vit vieillie : vous vous y prenez tard, votre visage est maintenant fané. En s’entendant ainsi injuriée, la dame répondit : chevalier je voulais simplement me moquer de vous, vous ne pouvez aimer une femme de valeur, vous auriez plutôt envie d’embrasser et d’enlacer quelque beau garçon. Dame, j’ai entendu autrefois parler de vos attraits comme de la ville de Troie qui fut puissante et que l’on ne peut même plus trouver. Chevalier vous avez tort de me reprocher mon âge, même si cela était, je suis si riche et de si haut parage qu’on m’aimerait avec peu de beauté… ».
Principe du débat où l’on s’échange parfois quelques belles vérités.
Une variante de tenso ou de débat : le jeu-parti ou partimen ou joc-partit.
« Partir un jeu » consiste à le répartir, à le partager entre deux poètes mais dans cette catégorie le second doit défendre l’exacte contraire de la proposition du premier.
Tandis que la tenso se dirigeait librement, se déroulait librement, le jeu-parti, lui, est complètement dirigé.
Le sujet est presque toujours amoureux. La mélodie est rigoureusement semblable pour chaque strophes puisque le deuxième intervenant improvise ou est censé improviser une strophe contradictoire mais sur le même modèle que la première.
Il arrive qu’à la fin d’un jeu-parti ou d’un partimen on fasse intervenir un troisième personnage : un juge qui conclut le débat.
Ces discussions étaient réellement soutenues dans des tournois littéraires. Ces tournois littéraires portent le nom de puys (puy au singulier).
Il est bien clair que cette improvisation était très certainement préparée.
f) Les chansons de danse :
Certaines proviennent de la musique instrumentale à laquelle on a ajouté des paroles. La danse de cette époque c’est l’estampie. On a un exemple d’estampie chantée, elle est due à Raimbaut de Vaqueiras vers 1190 et elle s’intitule « Calenda Maïa » (c’est à dire « calendes de mai ») que l’on trouve parfois orthographiée« Kalenda Maya ».
Raimbaut de Vaqueiras : « Calenda Maïa » (~1190)
C’est la plus ancienne estampie (danse du moyen-âge) qui soit connue. Cette estampie comporte curieusement des paroles : ce texte fut improvisé en chantant par le troubadour provençal Raimbaut de Vaqueiras (vers 1150-1207) qui venait d’entendre la mélodie d’une estampie instrumentale interprétée par deux jongleurs s’accompagnant sur une vièle.
Cette estampie est composée de 3 puncta (= section) : donc pour être exact il s’agit d’une ductie. Sa forme est donc AA BB CC (= forme séquence)
La pièce est dans un mode d’ut (c’est le mode majeur). Le mode rythmique utilisé est le premier (= mode trochaïque) : long – court soit :
Traduction : « Calendes de mai, feuille de hêtre, chant d’oiseau ou fleur de glaïeul. Rien ne me plait dame noble et gaie si ne me parvient pas ce message rapide venant de votre corps si beau pour me dépeindre les plaisirs neufs qu’amour me donnera » (c’est toujours la chanson d’amour, cette fois-ci avec une connotation printanière).
g) Les chansons pieuses :
Ce sont souvent des travestissements de chansons profanes (on prend une chanson profane et on remplace les paroles profanes par des paroles pieuses). Au lieu du mot « travestissement », on peut utiliser aussi le terme de « contrafactum » (contrafacta au pluriel). La Vierge y prend alors la place de la femme aimée. L’inventeur, l’initiateur de ce genre est Gautier de Coincy qui en intercala dans un grand récit en vers : « Les miracles de Notre-Dame ».
Il a été suivi dans cette voie par Alphonse X le Sage roi de Castille et de León dans ses « Cantigas de Santa Maria » :
Il y introduit une polyphonie rudimentaire à la quinte ce qui est contraire aux chansons de troubadours qui ne sont pas polyphoniques mais en même temps on se demande s’il s’agit d’une véritable polyphonie : ce n’est pas parce qu’on double à la quinte systématiquement que l’on a affaire à une polyphonie surtout qu’à cette époque la polyphonie commence à prendre des allures déjà un petit peu plus élaborées ; il ne faut donc pas, parce qu’on est à deux voix parallèles, penser qu’on est nécessairement en polyphonie, c’est simplement la doublure non pas à l’octave [quand nous chantons à l’octave la même chose par des voix d’hommes et de femmes, on a l’impression qu’on ne fait pas de polyphonie] mais à cette époque là la quinte qui est un intervalle juste par essence est considéré aussi comme n’appelant pas ce genre de chose si les quintes sont régulières.
Alphonse le Sage : Virgen Santa Maria (cant. n°47)
Les formes
On regroupe les formes en 4 catégories principales :
• Type litanie : nous avons vu ce qu’est une litanie à l’occasion du Kyrie. C’est la répétition d’une même mélodie sur des vers de même rime. Seule la musique du dernier vers peut changer pour conclure.
• Type séquence : c’est la forme que l’on avait dans la séquence, on parle aussi de lai dans le domaine profane ou encore de descort ou d’estampie puisque l’estampie suit cette forme séquence. La séquence c’est la répétition de chaque vers sous la forme AABBCC… avec la possibilité de ne pas répéter le premier ni le dernier (ABBCCDDE par exemple).
• Type hymne : ou encore canso ou vers (du versus) ou, en allemand médiéval, bar. La canso est une pièce lyrique accompagnée d’une mélodie composée pour elle et dont les strophes au nombre de 5 ou 6 sont de structure identique. Il s’agit donc d’une forme strophique. Une strophe est une cobla (ABAB CDEF : avec donc deux moitiés). Dans la 1ère moitié, il y a répétition musicale des deux premières phrases sur des vers de mêmes rimes. Les Allemands nomment la première demi-strophe, le Stollen (c’est AB) et la deuxième moitié est l’Abgesang (c’est CDEF).
• C’est la forme que Hans Sachs explique à Walther à l’acte 2 de « Les Maîtres chanteurs de Nuremberg » de Wagner (pour devenir maître chanteur il faut connaître cette forme canso avec Stollen et Abgesang). On va retrouver cette forme dans l’acte 3 de « Les Maîtres chanteurs de Nuremberg » au moment du concours où les chants de concours obéiront à cette forme très fidèlement. Pour finir le poème lorsqu’on a enchaîné ces strophes, ces coblas, on termine avec une tornada qui est une sorte de cobla tronquée (une sorte de petite cobla, une cobla abrégée) qui reprend des éléments du dernier Stollen ou du dernierAbgesang en guise de coda en quelques sortes.
• Les formes à refrain : selon la place du refrain ces formes portent des noms différents (rondeau, ballade, virelai : nous verrons ces formes lorsque nous étudierons la chanson polyphonique parce qu’en effet la chanson polyphonique reproduit les formes des chansons de trouvères).
Le style musical
On ne donnera que des caractères généraux extrêmement rudimentaires sur ce sujet qui est un sujet complexe car les sources qui nous sont restées sont très lacunaires, parcellaires et ne nous donnent pas beaucoup d’indications sur l’interprétation de cette musique. D’autre part c’est un répertoire qui s’étend sur deux siècles donc c’est absolument comme dire aujourd’hui que l’on joue la musique comme en 1798 : ce n’est pas la même chose (on n’interprète pas la musique en 1798 comme en 1998) !
Les mélodies
Les mélodies de trouveurs sont notées sur une portée de 3 à 8 lignes mais le plus souvent 5 lignes avec clef d’ut, clef de fa que l’on peut poser sur des lignes diverses.
Ces mélodies se cantonnent dans un registre moyen, une sorte de registre de baryton puisqu’à priori ce sont des mélodies chantées par des voix d’hommes. En général donc, les hauteurs de sons sont précisées.
Ces mélodies appartiennent aux échelles modales grégoriennes (souvent le mode de ré) mais elles ont une prédilection particulière pour les tournures modernes (donc pour le mode d’ut), en particulier dans les formules cadentielles. Pour re-parvenir à ce résultat on utilise souvent si b (si on met si b dans un mode de fa alors on est en mode d’ut) parfois mi b, de même fa # ou do #.
En outre, il est certain que l’interprète ajoute de nombreuses altérations accidentelles (qui ne sont pas notées). C’est ce que l’on appelle la musica ficta ou musica falsa(= musique feinte). Ces adjonctions répondent à des règles d’attraction (la sensible vers la tonique par exemple, ou encore une broderie quand on part d’une note pour y revenir tout de suite [au lieu de faire un ton complet on ne fera qu’un demi-ton]).
Contrairement au chant grégorien, la mélodie ne néglige pas les sauts d’intervalles (la mélodie grégorienne est plutôt conjointe : ici on n’évitera pas des sauts d’intervalles). Ce sont des sauts d’intervalles sur des modèles harmoniques (c’est à dire qu’il y a une espèce d’ébauche d’arpège d’accord ce qui est rare, mais pas impossible [puisque c’est caractéristique du mode de fa], dans le chant grégorien).
Autre particularité de ces mélodies : elles aiment souvent les marches mélodiques donc reproduire un même modèle mélodique à différentes hauteurs.
Enfin, l’ambitus échappe complètement à l’octave grégorienne (on l’avait déjà vu dans les mélodies grégoriennes tardives) et on atteint normalement la 12ème (= quinte à l’octave supérieure, quinte redoublée).
Le rythme
Aucun manuscrit, aucune source (sauf des sources très tardives) ne portent d’indications de rythme et pendant très longtemps la musicologie, qui s’est beaucoup intéressée à ce sujet, va trouver une solution pour l’interprétation de ces mélodies (qui est une solution sans doute fausse mais on le fait en connaissance de cause) qui consiste à adapter la théorie des modes rythmiques, qui est une théorie valable pour la polyphonie du 13ème siècle, à la monodie de la même époque c’est à dire à la monodie des trouveurs. Puisque c’est deux répertoires contemporains (la monodie et la polyphonie au 13ème siècle) pourquoi ne pas faire la même pour les deux (mais aucun texte théorique de cette époque ne nous indique ce genre de choses).
C’est l’idée qu’à eu le premier Pierre Aubry en 1898 et cette idée a été rectifiée, améliorée, précisée par Friedrich Ludwig en 1907 puis continuée par Jean Beck.
Les modes rythmiques sont des formules rythmiques qui s’appliquent au rythme avec plus ou moins de souplesse tout au long d’une pièce. Ils sont au nombre de six :
• Le 1er mode est le mode trochaïque c’est à dire : soit
• Le 2ème mode est le mode ïambique : soit
• Le 3ème mode est le mode dactylique : soit
• Le 4ème mode est le mode anapestique : soit
• Le 5ème mode est le mode spondaïque (qui est fait uniquement de longues) : soit
• Le 6ème mode est le mode tribraque (qui est fait d’une succession de brèves) : soit
Il n’y a pas de rapport entre le texte et la musique (il y a un rapport vaguement prosodique mais il n’y a pas de rapport des sens). Il est inutile de lire le texte pour se soucier de l’application de ces modes.
Le 5ème mode et le 6ème mode sont très rares parce qu’ils ne rythment rien du tout en fait (il s’agit de valeurs égales).
Tous ces modes s’inscrivent dans une rythmique à 3 temps.
Cette théorie des modes rythmiques appliquée au chant des trouveurs est aujourd’hui très contestée. Et il est certain que seule la polyphonie ait été concernée mais on n’a pas de meilleurs systèmes. Il est certain de toutes façons que si on l’applique, pour les besoins de l’interprétation, cette théorie doit être nuancée dans son application : pour s’adapter au nombre de syllabe il faut parfois monnayer les valeurs (mais il ne faut pas monnayer n’importe comment : si on est en 1er mode et qu’on monnaye la en deux , ça ne ressemble plus du tout au 1er mode mais ça devient le 6ème mode ; donc dans le 1er mode on ne peut que monnayer la brève comme par exemple ).
L’accompagnement
C’est, avec le problème du rythme, un autre problème insoluble pour l’interprétation des monodies de trouveurs.
Problème parce que les sources, les manuscrits ne nous en ont laissé aucune trace. Mais on sait qu’il (l’accompagnement) existait grâce à l’iconographie : lorsqu’on nous représente des scènes mettant en présence des troubadours et des trouvères, il y a des accompagnements, il y a présence de musiciens mais qu’y faisaient-ils ? Un prélude, un postlude, soutenaient-ils le chant ? On l’ignore…
On voit même des miniatures qui montrent le trouveurs tenant un rouleau de musique à la main (donc il chante bien sur un texte écrit), suivit d’un jongleur qui tient la vièle à archet ou la harpe. Il y a donc en quelques sortes le rôle noble du chanteur, poète, compositeur et puis l’accompagnateur qui est le ménestrel. On voit aussi des chanteurs qui s’accompagnent eux-mêmes.
Les sculptures comme l’iconographie peuvent nous renseigner sur cette époque, les instruments…
L’art des troubadours
Quelques généralités
On a répertorié environ 460 troubadours de la fin du 11ème siècle à la fin du 13ème siècle. Ce sont les chantres de la société courtoise qui sont les acteurs essentiels de la renaissance du 12ème siècle. Comme pour la renaissance carolingienne, on a une renaissance au 12ème siècle grâce aux troubadours.
Les origines du trobar sont multiples. On peut en retenir deux principales :
• La poésie arabe (tout d’abord à cause de la proximité de l’Espagne et des pays arabes, à cause aussi des croisades qui vont envoyer nos seigneurs, la noblesse française au Moyen-Orient). Cette poésie arabe a pu séduire celle des futurs troubadours malgré la barrière linguistique.
• Par ailleurs, on note une parenté mélodique évidente entre les premières formules mélodiques des troubadours et le versus de Saint Martial de Limoges.
Les troubadours sont généralement classés par génération (puisque cela s’étend sur deux siècles) et par région d’origine.
Leur rayonnement fut exceptionnel dans toute l’Europe (donc les troubadours ne se cantonnent pas exclusivement au Sud de la France) et il y a eu une dispersion très importante de leur art à cause de la multiplicité des petites cours seigneuriales à cette époque.
Voici les principaux centres où le trobar va s’épanouir, où vont travailler les troubadours : Poitiers, Ventadour, Toulouse, Montferrat, Narbonne, Béziers, Bordeaux, Marseille, Le Puy, Montpellier, Barcelone, Gênes, Florence, Worms, Mayence, Dublin, les grandes cours de Naples, de Castille, d’Aragon, la cour de Constantinople, de Chypre, de Tripoli, de Syrie, et aussi (même c’est un peu plus nuancé) la cour de France, de Normandie, de Champagne, et d’Angleterre.
Les sources musicales
Parmi les 460 troubadours, certains ne sont que des noms car les œuvres sont perdues, la musique est perdue mais on a leur nom dans les chroniques… D’autres ne sont connus que par des lambeaux de strophes, d’autres ne sont connus que par la poésie (la musique a disparu). Et finalement, ceux qui sont connus par la poésie et la musique sont relativement rares (quelques dizaines). Les œuvres sont transmises dans des recueils manuscrits qui n’ont pas été écrits par les troubadours (ils ont été reconstitués ensuite).
Ces recueils sont appelés chansonniers. Ces chansonniers ont très souvent été constitués à la mort du troubadour par un mécène, par exemple, qui voulait constituer en quelque sorte une anthologie de l’œuvre du troubadour qu’il aimait particulièrement ou qu’il protégeait.
Les chansonniers les plus anciens datent du 13ème siècle et très curieusement on va copier des chansons de troubadours, on va constituer des chansonniers de troubadours jusqu’au 16ème siècle. Il est clair que ces chansonniers des 14ème, 15ème et 16ème siècles sont des sources très peu sûres parce que l’art des troubadours n’est plus du tout pratiqué depuis belle lurette. Ce sont des sources auxquelles il ne faut donc guère se fier.
Les chansonniers incluent souvent autre chose d’ailleurs que les mélodies de troubadours. Il n’est pas rare dans un chansonnier que l’on trouve un peu de répertoire latin (c’est à dire un peu de musique religieuse), un peu de polyphonie…
Ces chansonniers la plupart du temps, puisqu’ils sont constitués en hommage aux troubadours, sont richement ornés. Plusieurs d’entre eux n’ont pas été achevés (c’est à dire qu’ils ne contiennent que le texte mais il y a de la place pour la musique qui n’a jamais été écrite), certains comportent le texte et des portées vides (le copiste n’a pas fait sont travail puisque c’était un travaille collectif : l’iconographe faisait les illustrations, le copiste pour écrire le texte et il fallait un copiste musicien pour copier la musique … peut être que le chansonnier n’a pas été fini à cause de la mort du mécène, si celui qui a commandé le chansonnier disparaît à son tour, le chansonnier reste dans l’état qu’il est et il n’est pas achevé). D’autres chansonniers, par des pillages de manuscrits anciens, ont été dans les siècles suivants mutilés pour vendre de belles pages…
Les chansonniers pourvus de musique sont au nombre d’une vingtaine et parmi cette vingtaine, quatre présentent un intérêt particulier (ils ont d’ailleurs été “affublé” d’une lettre qui les distingue).
Voici ces quatre chansonniers :
• Le chansonnier de Milan (G, c’est donc le chansonnier G) : il est conservé à la bibliothèque ambrosienne de Milan avec la cote Ms. R71.
• Le chansonnier d’Urfé (R) : conservé à Paris à la Bibliothèque nationale de France avec la cote Ms. Fr. 22543 (Ms. Fr. = manuscrit français).
• Le chansonnier du Roi (W) : conservé à Paris à la Bibliothèque nationale de France avec la cote Ms. Fr. 844 (il contient aussi beaucoup de musique instrumentale : estampies…).
• Le chansonnier de Saint-Germain-des-Prés (X) : conservé à la Bibliothèque nationale sous la cote Ms. Fr. 20050.
Certains de ces manuscrits comportent des textes à l’encre rouge qui donnent des renseignements parfois fantaisistes sur la vie des troubadours ou sur les motifs de composition de telle ou telle œuvre (dans quelles circonstances le troubadour a écrit telle ou telle œuvre). C’est ce qu’on appelle une vida ou encore un razo (ces mots se mettent au pluriel avec un S : vidas, razos).
Vida de Bernard de Ventadour
Les troubadours
Le père des troubadours, le premier qu’il faut citer et qui est très important est Guillaume VII comte de Poitiers (1071, †1127) devenu Guillaume IX duc d’Aquitaine. Il passe donc pour le premier troubadour (comme c’est un grand de ce monde, un personnage important, ça a aidé sans doute à garder la mémoire de son œuvre).
a) Guillaume VII comte de Poitiers (1071, †1127) :
Il nous a laissé une dizaine de pièces. Son œuvre est un peu ambiguë, elle a deux caractéristiques : c’est à la fois une œuvre courtoise et aussi une inspiration érotique. On a donc pensé que ces pièces aussi différentes les unes des autres, non seulement par leur sujet mais par leur style lyrique, n’étaient pas du même auteur et que sous ce même nom se cachaient deux troubadours différents (le deuxième ayant emprunté, pour sa gloire, le nom du premier). Il est donc possible que deux troubadours ou deux traditions se cachent derrière ce nom unique. Le deuxième troubadour qui aurait peut être signé Guillaume IX duc d’Aquitaine est peut être son vassal Eble de Ventadour.
Il nous a laissé un testament politique qui s’intitule : « pos de chantar ».
Il y dit : « je ferais un chant de douleur, je ne servirai plus l’amour car je m’en vais en exil (à la mort) et laisserai mon fils (son successeur) en grand danger. Si le roi (le roi de France) et foulque danger ne lui vienne en aide bien des félons lui feront du mal. J’étais plein de gaieté mais Dieu ne veut plus qu’il en soit ainsi. J’ai laissé tout ce que j’aimais et prie Dieu de me retenir près de lui ». C’est donc une chanson d’actualité d’une certaine manière.
b) Bernard de Ventadour (1125, † fin du 12ème siècle) :
C’était vraisemblablement un homme de très humble extraction, d’origine modeste et qui fréquenta le cercle d’Eble de Ventadour (vassal de Guillaume VII de Poitiers). Quand quelqu’un était d’extraction si humble il ne lui était pas interdit de prendre le nom du seigneur qui l’abritait et donc ce Bernard de Ventadour, on a cru longtemps que c’était le frère d’Eble de Ventadour (ce qui n’est absolument pas le cas), est certainement un enfant trouvé qui n’avait pas de nom (c’était quelque chose d’assez fréquent à cette époque là !) et qui s’est mis sous la protection de Eble de Ventadour…
Ce Bernard de Ventadour, on le sait d’après ses vidas, a eu une vie sentimentale extrêmement mouvementée (il était amoureux d’Aliénor d’Aquitaine) et comme tout bon diable il s’est fait ermite, il a fini par se retirer à l’abbaye de Dalon.
Son art est peu conventionnel. 40 chansons nous sont parvenues dont 20 avec de la musique (c’est beaucoup). Son style est sensible parfois lyrique (presque “romantique” sans y voir la connotation du 19ème siècle).
Bernard de Vantadour :
Quand vei la laudeta mover (= Quand je vois l'alouette agiter de joie ses ailes)
Il s'agit d'une canso.
Une autre version ici. Paroles : ici et ici.
c) Jaufré Rudel (vers 1120, † vers 1147) :
Il était chevalier de Blaye (en Gironde).
C’est le premier grand poète courtois dont les textes ont été inspirés par la comtesse de Tripoli (comtesse fort éloignée, géographiquement, de lui et qu’il ne vît sans doute jamais). Elle lui a inspiré des poèmes sur le thème de la princesse lointaine. C’est un thème fréquent dans la littérature après Jaufré Rudel jusqu’à Edmond Rostand (qui a laissé une pièce pour le théâtre « La princesse lointaine », c’est ce même thème) : c’est la glorification de l’être aimé mais d’autant plus intouchable, plus élevé, plus parfait qu’on ne l’a jamais rencontré.
Parmi 11 pièces, 4 sont avec mélodie dont une canso très célèbre (que l’on trouve dans toutes les anthologies de trouvères et troubadours) : « Lan quan li jorn son lonc en Mai » (= « Lorsque les jours sont longs en mai »).
« Lan quan li jorn » de Jaufré RUDEL
Traduction : « Lorsque les jours sont longs en mai / Il m’est doux, le chant des oiseaux lointains / Et quand je suis parti là-bas / Il me souvient d’un amour lointain / Je vais alors pensif, triste et la tête basse / Et ni chants ni fleurs d’aubépine / Ne me plaisent plus que l’hiver gelé ».
C’est une chanson d’amour courtois mais ici chanson de mai en même temps (on voit donc comment les genres se mêlent) et thématique un peu originale de cette princesse lointaine.
d) Marcabru [ou Marcabrun] (vers 1100, † vers 1150) :
On sait qu’il fut en relation avec le précédent.
C’est un troubadour un peu exceptionnel puisque lui n’est pas issu d’une grande famille de noble mais c’est un enfant trouvé qui a été recueilli sous le nom de « pain perdu » (c’est ce que signifie Marcabru) car il était sans doute enveloppé comme du pain lorsqu’on l’a trouvé.
Il a d’abord été jongleur car il était exclu qu’un enfant trouvé devienne comme ça immédiatement troubadour et puis il s’est élevé au rang de poète, de compositeur.
Peu de mélodies de Marcabru nous sont parvenues : en totalité, une cinquantaine de poésie (quelques unes avec de la musique).
C’est un art très âpre, parfois violent.
e) Bertran de Born (vers 1140, † vers 1205) :
Il a été en relation avec les plus grands princes de son temps. Des princes qu’il a souvent incité, par ses poésies, à la guerre. Le genre qui permet cela est le sirventes.
Mais il trouve aussi des accents plus lyriques dans ses planhs. Il a également laissé des appels à la croisade dans lesquels il ne développe pas beaucoup la dimension religieuse mais plutôt l’aspect chevaleresque, héroïque. Et puis bien sûr des chansons d’amour courtois.
45 pièces nous sont parvenues (2 seulement avec musique).
f) Giraut [ou Guiraut] de Borneilh (vers 1138, † vers 1215) :
Il jouissait d’une grande réputation puisqu’on le nommait « maître des troubadours ».
Il est le partisan du trobar clus contre le trobar plan.
Son œuvre la plus célèbre est la chanson d’aube, l’alba : « Reis glorios ».
Il nous a laissé 125 pièces dont 4 avec musique.
Reis glorios de Giraut de Borneilh
C'est une alba (chanson d'aube).
Quelques transcriptions possibles
Traduction : Roi glorieux, lumière et clarté véritables, Dieu puissant, apportez, s'il vous plaît, Seigneur, votre aide fidèle à mon compagnon. Car je ne l'ai point revu depuis que la nuit est tombée, et bientôt poindra l'aube! Beau compagnon, que vous dormiez ou veilliez, ne dormez plus, éveillez-vous doucement; car je vois grandir à l'orient l'étoile qui amène le jour; je l'ai bien reconnue, et bientôt poindra l'aube! Beau compagnon, mon chant vous appelle, ne dormez plus; j'entends chanter l'oiseau qui va cherchant )e jour dans le bocage; et j'ai bien peur que le jaloux ne vous surprenne, car bientôt poindra l'aube! Beau compagnon, montrez-vous à la fenêtre et regardez les étoiles du ciel ; vous saurez ainsi si je vous suis fidèle messager. Si vous ne le faites point, vôtre sera le dommage, car bientôt poindra l'aube! Beau compagnon, depuis que je vous ai quitte, je n'ai point dormi et n'ai cessé de prier à genoux Dieu, le fils de sainte Marie, afin qu'il me rende mon loyal ami; car bientôt poindra l'aube! Beau compagnon, vous m'avez prié, là-bas, sur le perron, de ne point m'endormir et de veiller toute la nuit jusqu'au jour; et maintenant ne vous plaisent ni mon chant ni ma compagnie; mais bientôt poindra l'aube! Mon doux ami, je suis en si noble séjour, que jamais je ne voudrais voir venir ni aube ni jour, car je tiens dans mes bras la plus belle qui naquît de mère Voilà pourquoi je ne prise guère ni le stupide jaloux ni l'aube.
g) Raimbaut de Vaqueiras (vers 1155, † vers 1210) :
Il était loué pour la qualité de ses coblas et de ses sirventes.
32 pièces conservées dont 8 avec musique.
h) Gaucelm Faidit (vers 1170, † vers 1230) :
Ce n’est pas un noble mais un bourgeois qui avait perdu sa fortune et qui, pour vivre, s’est fait jongleur. Il va beaucoup voyager. C’est un cas de ces jongleurs troubadours.
Son œuvre la plus célèbre est un planh sur la mort de Richard Cœur de Lion (qui date de 1199).
On ventait beaucoup sa sensibilité.
65 pièces d’attribution certaine dont 14 avec musique.
i) Guiraud [ou Guiraut] Riquier (vers 1230, † vers 1292) :
C’est avec lui qu’on arrive au terme du 13ème siècle.
C’est un des plus représentatif parmi les derniers troubadours.
Il va composer dans tous les genres et il excelle surtout dans la pastourelle.
Il est le témoin malheureux de la fin d’un art. Dans ses poésies il déplore la confusion entre troubadour et jongleur et il se plaint de la stupidité grandissante de ses auditoires, de son public qui ne comprend plus rien à la courtoisie, aux règles de l’amour courtois.
A son corps défendant, il entérine donc la disparition de la grande poésie bourgeoise. Et comme le public ne l’écoute plus guère pour cela, il se transforme en un poète religieux (il écrit beaucoup de chansons mariales, de prières).
89 pièces dont 45 avec musique (le taux s’accroît plus on a des répertoires récents).
Le style du trobar
L’art du trobar revêt des modes d’expression variés mais on peut dire plus généralement que c’est une sorte de réponse au style rude de l’épopée (long récit poétique en vers, puis en prose où le merveilleux se mêle au vrai, où l’on raconte des aventures héroïques) carolingienne qui est représentée dans les chansons de geste. C’est donc un peu le contre-pied de l’épopée guerrière héroïque de la chanson de geste.
Les troubadours suscitent et exaltent un art de vivre qui est régis par quelques caractères essentiels :
• La cortesia (= la courtoisie) : c’est l’art de vivre des cours seigneuriales qui s’exprime dans la sublimation du désir amoureux. On peut dire que la discipline féodale s’applique à la passion amoureuse.
• La mesura (= la discrétion) : c’est la retenue dans l’expression du désir.
• La largueza (= la largesse) : c’est la munificence seigneuriale. Le seigneur fait tout, donne tout à la dame qu’il courtise, qui compte pour lui et qu’il aime. Les choses peuvent se jouer dans un autre sens, lorsque le seigneur est une dame qui sera forcément la suzeraine, à ce moment là, de son amant vassal (lorsque c’est le cas le nom de la dame est toujours caché par un pseudonyme ou « senhal »). C’est donc la dame (domna) qui est à l’origine de la largueza.
• Le joven : c’est la qualité propre à la jeunesse, à l’enthousiasme, à l’ardeur, à la passion.
• Le joï (vient du mot “jouir”) : c’est le plaisir qui mène à l’exaltation amoureuse, la plénitude physique.
Ce n’est donc pas seulement un art qui est intellectuel.
En fonction de ces différents critères le style du trobar à évolué en passant du trobar leu (ou encore trobar plan), qui présente une poésie assez facile, claire, aisée, pour arriver au trobar ric c’est à dire le trobar riche où la poésie est raffinée, recherchée (qui s’attache surtout à multiplier les prouesses de versification) et qui peut aboutir au trobar clus c’est à dire fermé, autrement dit hermétique voire ésotérique (poésie complexe, impénétrable ; la recherche de la complication vise davantage les subtilités de pensée). Ce dernier (le trobar clus) réagit bientôt contre les excès de ce que l’on appelait alors l’entrebescamen (= entrelacement), l’embrouillage systématique. C’est une des raisons aussi pour laquelle l’art des troubadours s’éteint.
C’est dans ce dernier genre du trobar clus que se sont particulièrement illustrés Arnaud Daniel ou encore Giraut de Borneilh.
L’art des trouvères
Généralités
On a répertorié environ 300 trouvères depuis la seconde moitié du 12ème à la fin du 13ème siècle.
Le mot trouvère vient du francien troveor, trovere que nous adaptons en trouvère.
Contrairement aux troubadours, ils ne se sont pas dispersés au hasard des petites cours seigneuriales mais ils gravitent tous autour des grands centres littéraires et artistique de l’époque. Ces grands centres sont les suivants : Troyes, Reims, Arras, Blois, Provins et Paris.
L’origine la plus plausible du « trouver » est le trobar méridional. L’art des trouvères proviendrai donc de l’art des troubadours qui aurai été transmis au Nord par Eléonore [ou Aliénor] d’Aquitaine (qui est la petite fille de Guillaume IX et qui épousera le roi de France Louis VII : il est donc probable qu’en venant à la cour de France elle a importé l’art des troubadours et que cet art a pris des formes nouvelles dans la moitié Nord de la France). Se mêle à cette origine des influences celtiques : c’est en général ce qui va tourner autour du merveilleux, de l’irréel, des légendes. Et puis il y a aussi, pour les trouvères, l’influence de la littérature latine.
Les sources du trouver
Les chansonniers sont plus nombreux que pour les troubadours. Voici les plus importants :
• Le chansonnier d’Arras (A) : conservé à Arras à la Bibliothèque municipale (Ms. 657).
• Le chansonnier de l’Arsenal (K) : il est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris (c’est le Ms. 5198).
• Le chansonnier du Roi (il contient aussi des œuvres de troubadours, la partie qui concerne les trouvères a le signe M et Mt) : conservé à Paris à la Bibliothèque nationale de France (Ms. Fr. 844).
• Le chansonnier Cangé (O) : Paris, BNF, Ms. Fr. 846
• Le chansonnier de Saint-Germain-des-Prés (lettre U pour la partie trouvères) : Paris, BNF, Ms. Fr. 20050 (ce manuscrit a été écrit en Loraine vers 1250).
• Le chansonnier La Vallière (W) : Paris, BNF, Ms. Fr. 25566 (ce manuscrit est intéressant parce qu’il contient l’œuvre d’Adam de la Halle qui est un trouvère important : il contient à la fois sa monodie, c’est à dire ses œuvres de trouvère mais il contient aussi ses œuvres polyphoniques).
Les trouvères
Le plus ancien de ces trouvères est Chrétien de Troyes.
a) Chrétien de Troyes (vers 1135, † vers 1183) :
C’est sans doute à lui que l’on doit l’introduction du lyrisme troubadouresque en Champagne.
Seulement 2 chansons sont conservées. Il a laissé à côté de ses chansons de trouvère, cinq grands récits narratifs qui constituent en quelque sorte les premiers romans. Parmi ces romans, celui de Lancelot (« Lancelot ou le chevalier à la charrette », vers 1168) ou encore le « Perceval ou le conte du Graal » (vers 1189) : ce sont tous ces récits de la Table ronde.
b) Richard 1er d’Angleterre (1157, † 1199) :
Richard d’Angleterre dit « Richard Cœur de Lion » est un arrière petit fils de Guillaume de Poitiers, fils d’Eléonore d’Aquitaine (qui avait épousé d’abord Louis VII le roi de France) et d’Henri II Plantagenêt (roi d’Angleterre, il a été un mécène de trouvère et de troubadour : Richard Cœur de Lion le sera aussi).
2 pièces très célèbres nous sont parvenues.
Par exemple : « Ja nul hons pris » (c’est un des premiers exemples de rotrouenge), c’est une chanson de plainte de prisonnier.
Traduction : « Un captif ne peut être qu’affligé mais pour se consoler il peut écrire une chanson. J’ai beaucoup d’amis, les pauvres sont les dons, honte à eux si je reste encore deux hivers prisonnier. Qu’ils sachent bien mes vassaux que je ne laisserai pas le plus pauvre d’entre eux en prison mais moi je suis toujours prisonnier. Chanson, dit à mes amis qu’ils seront mauvais : ils me trahissent tant que je serai prisonnier. Ma sœur (Marie de Champagne), votre grand mérite m’a déjà fait prisonnier et je n’en dit pas autant de la mère de Louis » (il y a aussi une résonance politique dans ce texte).
c) Conon de Béthune (vers 1160, † vers 1220) :
C’était le fils du comte Robert V de Béthune.
C’est quelqu’un qui a rempli des fonctions très hautes, très distinguées. Il participa à deux croisades. Il est aussi célèbre comme guerrier que comme trouvère.
10 pièces sont d’attribution certaine (toutes avec la musique).
d) Thibaut IV de Champagne (1201, † 1253) :
C’est un descendant de Guillaume IX. Il fut roi de Navarre en 1234.
Il a eu une vie très mouvementée, très agitée et il a fini dans la dévotion.
53 chansons peuvent lui être attribuées avec certitude.
Il a écrit dans tous les genres. Son style est clair, original parfois spirituel ou précieux.
Ses mélodies, en général syllabiques et à la modalité très nette, ont un tour élégant, inspiré.
Caractéristique de sa vie qui fut un peu légère.
Par exemple, la pastourelle : « J’alloi l’autrier errant ».
Traduction : « Je me promenais seul à cheval quand j’entendis près d’un buisson chanter une jeune et jolie bergère. J’allais vers elle et lui dit : “comment vous appelle t’on ?”, et elle se précipita sur son bâton et lui dit : “sir, n’avancez pas, partez ! J’ai un plus bel ami que vous qui s’appelle Roblechon”. Je lui demandais de changer d’attitude et m’approchant je lui demandais gentiment : “Belle, ayez pitié”. Elle se mit à rire et répondis vous faite ça à tout le monde. Je l’enlevais alors sur mon cheval et l’emmenais vers un bois. En regardant au loin je vis deux bergers arriver en criant. Je ne dis pas ce que je fis mais après je partis, je ne me soucis pas de ces gens. » (il y a à la fois la légèreté de la pastourelle et puis la règle de lapastourelle : les différentes classes sociales, le seigneur [noble qui veut passer du bon temps …] et la bergère [la bergère sert aux buissons et après…]).
e) Charles d’Anjou (1226, † 1285) :
C’est la frère de Saint Louis et le dernier fils de Louis VIII. C’est un des plus illustres prince (capétien) de cette époque. Il a été roi de Naples et de Sicile en 1266 (jusqu’en 1285) et roi de Jérusalem en 1277.
Il a été protecteur des troubadours puis il a été en relation avec les trouveurs de la ville d’Arras.
C’est ainsi à Naples (puisque Charles d’Anjou était roi), qu’Adam de la Halle, qui est originaire d’Arras, a fait représenté son « Jeu de Robin et Marion ». C’est aussi pour Naples, qu’Adam de la Halle a composé une épopée inachevée intitulée « Le roi de Sicile ».
C’est sans doute pour ce même Charles d’Anjou qu’a été constitué le chansonnier du Roi (c’est le Ms. Fr. 844).
On a de lui 4 pièces en langue d’oïl et 2 pièces en langue d’oc.
Exemple de lai de Charles d’Anjou : « La plus noble emprise qui soit ».
Traduction : « Mon cœur s'est attaché à la plus noble tâche qui soit en vous appréciant, dame de haut prix. Nous ne pouvons avoir de reproches à nous faire car Amour a rejoint nos deux cœurs et un cœur qui aime mal à mon mépris ainsi que celui de l’amour. Malgré tout je suis inquiet car les félons nous guettent pour nous trouver en défaut mais rien ne pourra être trouvé contre nous ni rien contre votre honneur. Mais je crois que mon destin est qu’aucune femme ne me soit donnée, j’eusse tant donner moi-même à madame. J’espère qu’elle m’accordera grâce, puisque pour elle, Amour m’a retiré la raison. Douce désirée, pitié, pardonnez-moi si mes paroles vous ont déplu. » (c’est tout à fait dans le cadre de l’amour courtois).
f) Adam de la Halle (vers 1245, † vers 1288) :
Il est né à Arras, ville où s’exprimaient de très nombreux trouvères, qui sont parrainés par les bourgeois [marchands, riches cultivés] de la ville d’Arras contrairement aux troubadours. Ces mécènes (les bourgeois d’Arras) participaient parfois, comme juges, à des jeu partis, présidaient les puys (concours).
Adam de la Halle est un trouvère de tout premier plan puisque non seulement il termine tout cet art monodique millénaire mais que c’est le seul trouvère à s’être intéressé à la polyphonie. Quant à son œuvre monodique elle est elle-même très polymorphe.
36 chansons de trouvères, d’amour courtois : certaines de facture très recherchée. A cause de cette facture complexe, il les appelle « chansons royales ». S’y ajoutent 18 jeux partis.
A côté de cette production de trouvère, s’ajoute une chanson de geste (« Le roi de Sicile »). La chanson de geste est un genre caduc à l’époque qui nous concerne, c’est un genre totalement désuet. Cette chanson de geste est un hommage à son protecteur Charles d’Anjou.
S’y ajoutent encore 2 grands jeux : « Le Jeu de la Feuillée » (1274) et « Le Jeu de Robin et Marion » (vers 1284). Ces deux jeux sont une sorte de dramatisation issue à la fois de la pastourelle et de la bergerie. Ce sont les premiers témoignages du théâtre profane en France (cf. "naissance du théâtre moderne", dans le chapitre : monodie post-grégorienne). Dans ces deux jeux, le chant se mêle au dialogue.
Le style du trouver
Il se veut moins raffiné, plus rude, on a dit aussi plus virile que le trobar. Et qui en ce sens réserve une place de premier plan à la prouesse chevaleresque (il met en exergue la prouesse chevaleresque).
Donc la conception de l’amour courtois, de la cortesia n’a pas la même finesse, la même sensualité que chez les troubadours.
L’influence exercée par le trouver est importante pour les générations qui vont suivre jusqu’à la fin du 15ème siècle. En effet, on abandonnera presque complètement cette monodie mais, en revanche, les chansons profanes garderont, du point de vue poétique, l’inspiration courtoise jusqu’à la fin du 15ème siècle. Cela aussi bien en France qu’en Angleterre, en Italie et en Allemagne (où se développe toute une école de trouveurs : il s’agit des Minnesänger).