Une interprétation littéraire de la Messe en si mineur
juillet 26, 2016
Luc-andré Marcel, Bach ; Éditions du Seuil, collection Solfèges, pp 139 et suiv.
Ma croix, avec patience
À l’inverse de la Passion selon saint Matthieu qui est peut-être l’œuvre la plus subjective de Bach, la Grand-Messe frappe par le désir d’objectivité. C’est un ouvrage de cérémonie, d’une extrême opulence et qui, visiblement, est fait pour saisir un souverain et sa cour, en même temps qu’elle entend être un moyen d’unification offert à toute la chrétienté. Le texte liturgique exigeait que Bach cédât moins à l’effusion intime et le but secret poursuivi l’astreignait à l’étiquette et à l’apparat.Encore Schweitzer a-t-il raison, lorsqu’il voit jouer en cette Messe le subjectivisme protestant (celui-là même dont Bach était pétri et qu’il ne pouvait entièrement effacer) et l’objectivisme catholique. Il est très vrai que les deux vastes chœurs qui ouvrent et ferment la première partie : Kyrie eleison , en comparaison avec le duo du Christe eleison ‘ils encadrent, d’un caractère plus unanimiste. C’est de la très grande musique générale. Rien ne transparaît de Bach qu’une main impeccable, et l’acuité d’un œuvre qui s’est fait dès longtemps aux magnificences de cette espèce. Art sourcilleux, du reste, et qui ne condescend ici qu’à de splendides fugues. Le duo est plus tendre, d’une grâce presque excessive, d’un chœur plus abandonné. On voit encore jouer ce subjectivisme dans la sérénité quasi extatique du Laudamus te, où Bach évite, précisément parce qu’il fait toujours attention au sens profond des mots, la pompe traditionnelle et les éclats à quoi la plupart des maîtres se livrent ici. Mais une page entre toutes me parait d’une beauté prodigieuse, car ces deux tendances s’y équilibrent parfaitement : c’est le Credo. , l’un des points culminants de tout l’œuvre Bach ; et rien n’est pourtant plus difficile à traiter qu’un texte de ce genre, trop connu, trop abstrait, malaisé à « mettre en forme », long, par surcroît, et qui est la moins spontanée et la plus absconse profession de foi qui se puisse lire. C’est réellement une proclamation de l’absurde. Non pas aux yeux de Bach, il est vrai, et de quelques autres... Toujours est-il qu’il trouve le moyen de laver ce vocabulaire par la musique, et de raviver cet ennuyeux drapeau de bataille. Il y est étonnamment présent.
Des délices de théologien apparaissent, cela va sans dire, lorsqu’il s’agit de chanter cet illustre mystère de la consubstantialité, deux hautbois jouant un unique thème présenté simultanément sous deux formes différentes (unité de l’espèce dans la dualité des personnes), mais dès qu’il touche à l’incarnation la véritésonore est bouleversante.
Presque sensuelle, si l’on veut bien rendre le mot à sa virginité première. L’lncarnatus est, à cet égard, touche au sublime. Rien n’est beau comme de voir cette puissance de rêve ressaisir le réel à sa source et nous en communiquer la fraîcheur. La musique est ici le mystère de l’incarnation même. Jamais homme de génie qui n’eût aimé le secret féminin, qui n’eût réalisé quasi parfaitement cette conjonction entre la masculinité et la féminité, n’eût pu composer page semblable.
Le chœur plane, descend par vagues successives pendant qu’un motif obstiné aux violons dessine en sa courbe la grâce de la Vierge. Tout à la fois courbure de sexe, de sein, de mains jointes, génuflexion, offrande, attente candide et émerveillée ; mais, aussi émoi de l’homme devant la fascinante découverte, et pour tout dire tendresse de Bach lui-même lorsqu’il connut celles qu’il aima. J’insiste, car je vois là une des pages les plus étonnantes de l’amour fait musique. Cherchez, vous n’en trouverez pas de semblables, hormis dans certains madrigaux de Monteverdi. Des effusions, oui, non pas cette transfiguration du fait, non pas la réalisation même de l’état d’amour comme elles resplendissent dans Bach, au moment où il se laisse rêver la scène de la Visitation et de l’Incarnation. À quoi répond l’ignominie du crucifiement avec les nombres fatidiques, les sombres obsessions incantatoires, la solitude d’un cadavre bafoué, le malheur...
Et le Resurrexit explose avec une sauvagerie exaltante. Le vieux cri, la vieille danse qui nous hante et sourdement bouge aux entrailles : la revendication merveilleuse, l’acte poétique par excellence devenu vrai, la mort qui dévore la mort, comme Bach l’avait chanté dans une de ses cantates. Et dire qu’il existe encore des chefs d’orchestre qui ne nous donnent de cette page inouïe qu’une petite interprétation compassée, saturée d’amidon et de naphtaline ! Car il ne faut pas oublier l’élégant rationalisme du siècle, et que l’enthousiasme même y était décent...
Tout cela fort difficile à chanter. Les arabesques, qui sont ici, pourrait-on dire, des « universaux » dans le sens où l’entendaient les vieux philosophes (puisqu’elles sont les forces dynamiques et agogiques qui constituent le fondement même du dire poétique de Bach) ces arabesques exigent, bien plus que d’énormes ensembles ne pouvant les exécuter que dans un horrible style « destacato », une vingtaine de voix pures, habiles à dérouler ces vocalises périlleuses avec toute la souplesse et les variations d’intensité qu’il est nécessaire. II est vrai, Bach a peu souci des techniques vocales au sens où les modernes l’entendent. II se soucie peu (et la chose vaut aussi pour les instruments à vent) des limites exigées par la respiration. On se débrouille ! Bach serait plus gêné de voir la phrase un peu coupée sur le papier et au vif de sa substance qu’il ne l’est à l’entendre un peu coupée à l’audition. De plus, il entend tirer de la voix d’autrui toutes les prouesses qu’il peut tirer de la sienne. Rien n’est plus élastique, on le sait, qu’une voix de compositeur, même et surtout (ce qui n’était pas son cas) lorsqu’il n’en a que l’ombre. Il geint, mais dégringole les intervalles et se joue des tessitures comme personne. Puisqu’il le fait sans voix, combien mieux le feront ceux qui en possèdent une, croit-il !
C’est ainsi qu’il arrive à Bach, et à beaucoup de compositeurs de l’époque baroque, Haendel notamment, d’écrire pour les chanteurs des figures purement instrumentales. À peine prennent-ils soin en général, de procéder par degrés un peu plus conjoints, et encore pas toujours. II se trouve, par exemple, dans la partie d’alto du Magnificat, tel passage en arpèges rapides, typiquement violonistiques et qui ne donnent littéralement rien aux voix parce qu’à peu près impraticables. Cela rajoute dans le tissu complexe des contrepoints un vague brouhaha. Cet arbitraire est une des rares anomalies de Bach que l’on puisse relever, car elle va contre le souci, qu’il proclame si souvent, de la qualité sonore et de la beauté expressive. À cet égard les polyphonistes de la Renaissance le battent de loin quant à l’art d’écrire pour les chœ, malgré qu’il en ait. Mais encore faut-il chercher à retransmettre la charge expressive de la phrase. II est aberrant de découper telle vocalise en tranches comme on le fait souvent en Allemagne, pour pallier l’impuissance à mouvoir sa voix avec souplesse, justesse et style désirables. Certaines techniques modernes, sous le prétexte de nourrir l’organe, l’ont paralysé. Voix rondes, chaudes, denses, oui, mais comme le sont des obèses. À l’époque de Bach, on recherchait moins l’intensité que l’aisance dans l’art de vocaliser. Par surcroît, nos interprètes apportent trop souvent un style de théâtre dans les œuvres qui n’en ont que faire. Un style et un comportement de théâtre. Ils miment l’idée qu’ils se font de la piété, de la vertu ou du passage des anges... Nous sommes loin du vrai...