La composition dodécaphonique - Initiation au sérialisme
octobre 15, 2018
Avant-propos
Ce texte constitue un résumé succinct des principes de composition exposés dans l’ouvrage de René Leibowitz : Introduction à la musique de 12 sons (Editions de l’Arche, Paris, 1949). Nous conseillons au lecteur désireux d’approfondir sa connaissance de s’y référer.
1. De l’atonalité au sérialisme
Des modulations audacieuses de Wagner aux nouveautés polytonales de Debussy, la fin du XIXème siècle se caractérise par une recherche constante d’une nouvelle liberté pour le compositeur, signe d’une nouvelle expression. Cette recherche aboutit à l’abolition des règles du système tonal, pour une liberté contrapuntique sans limite. Leibowitz caractérise ainsi cette liberté atonale :
"Le contrepoint est la conduite simultanée de lignes mélodiques indépendantes. Or, la notion de dissonance impose des contraintes aux lignes mélodiques. Seule l’atonalité permet une réelle indépendance" [P.65].
Ce nouvel espace ouvert au compositeur semble dénué de règles. Mais chacun respecte, implicitement ou explicitement, la notion fondamentale de l’atonalité : aucune note ne doit apparaître comme tonique possible, aucun accord ne doit faire percevoir une tonalité possible. C’est la recherche de l’égale importance et de l’indépendance totale.
Cependant, dans le but d’éviter l’anarchie et de donner une structure à l’expression du compositeur, les créateurs de l’époque cherchent à définir un cadre formel pour l’atonalité, un principe directeur qui garantisse une unicité d’expression et de sens à l’œuvre. Dans ce monde musicologique en mouvement, le compositeur Arnold Schoenberg met au point la théorie qui guidera la composition musicale du XXème siècle : la technique sérielle.
2. La technique sérielle
La technique sérielle impose une organisation particulière des notes et un principe de conduite des voix.
2.1. Le matériau de base
Le principe d’égale importance accordée aux notes, c’est à dire à chacune des notes, conduit dès le départ à considérer non plus une gamme, un mode ou une tonalité, mais chacun des 12 demi-tons chromatiques comme étant une brique, un petit élément de base de la construction que le compositeur souhaite édifier. Ces 12 demi-tons sont assemblés suivant un ordre qui devient la structure génératrice de l’œuvre : la série. De plus, une fois constituée, la série pourra faire l’objet de certaines transformations.
2.1.1. La série
La création de la série consiste, pour le compositeur, à aligner les 12 demi-tons chromatiques de l’octave dans un ordre spécifique, ce qui crée une série d’intervalles. Chacun des 12 demi-tons chromatiques doit, suivant le principe de l’égale importance, figurer une fois et une seule dans la série. Ce système de "base 12" a d’ailleurs donné son nom à cette musique, dite dodécaphonique (du grec dôdéka : douze, et phônê : son).
L’ordre des 12 demi-tons est libre. Mais attention : de la diversité des intervalles successifs de la série et de leur complémentarité dépend, en grande partie, l’intérêt de la composition. Leibowitz exprime ainsi le caractère décisif de la constitution de la série :
"La série n’est ni un mode, ni une tonalité, ni une gamme, ni un thème. Chaque série de 12 sons est un "tout" particulier, qui confère aux mélodies et aux harmonies issues d’elle des physionomies particulières" [P.104][P.107].
2.1.2. Constitution des séries dérivées
De la série de 12 sons ainsi constituée, ou plus exactement de la série de 12 intervalles, le compositeur va déduire 3 autres séries, grâce aux techniques classiques : la série contraire, la série rétrograde, et la série contraire- rétrograde. La série originale et les 3 séries dérivées forment un groupe. Ces 4 séries pourront également être transposées (à la tierce, la dixième, etc... Les 11 transpositions sont utilisables).[Cf. P.94]. Enfin, chaque note peut être transposée à l’octave indépendamment des autres.
2.2. Les éléments de composition
La composition sérielle introduit un nouveau principe directeur pour la conduite de la mélodie et renforce l’importance du contrepoint.
2.2.1. Schème et mouvement mélodico-rythmique
"Les phrases mélodiques, thèmes ou motifs reproduisent principalement soit la série en entier, soit des fragments de cette série, soit encore plusieurs formes de cette série accollées les unes aux autres (original, contraire, rétrograde, et transpositions associées)".[P.96].
Le respect de la série garantit une utilisation égale des 12 sons ; la notion classique d’imitation d’un schème dans la même voix est donc abandonnée. Cependant :
"la série n’exerce son action que sur les intervalles horizontaux [...] des figures sonores issues d’elle. Elle n’influence nullement le rythme. [...] Certains sons de la phrase auront une durée métrique plus longue ou plus courte que d’autres." [P.97]
Exemple : Schoenberg, Valse Opus 23, N°5.
Enfin, une certaine souplesse est permise : tout d’abord, les répétitions consécutives d’une note de la série sont possibles. En effet, elles ne constituent qu’une variation rythmique de ce son, et ne portent pas atteinte au déroulement de la série dans la voix. D’autre part :
"citons encore la possibilité de s’écarter de la série initiale en omettant certains sons, mais qui doivent alors se trouver, en bon ordre, dans une ou plusieurs voix d’accompagnement" [P.97].
Exemple : Webern, 4ème mélodie de l’Opus 12.
Par la suite, certains compositeurs tels que Stockhausen et Xenakis appliqueront à cet ensemble de 4 séries la théorie mathématique des Groupes.
2.2.2. L’harmonie
Par la définition même de l’atonalité, l’harmonie n’a plus de pertinence dans l’analyse. Par conséquent :
"dans toutes ces œuvres, la conduite mélodique des voix et leurs superpositions constituent l’élément polyphonique primordial" [P.35].
C’est donc le point de vue contrapuntique, et lui seul, qui compte ici.
2.2.3. Le contrepoint
La construction contrapuntique des voix répond, comme toujours, aux règles de complémentarité et de diversité, chaque voix ayant à respecter les principes mélodiques définis ci-dessus.
Comme on l’a vu, l’atonalité libère le cheminement mélodico-rythmique des contraintes de résolution des dissonances ; le compositeur peut se consacrer pleinement aux rapports d’expression entre les différentes voix. Une seule contrainte subsiste entre les voix :
"L’octave ou l’unisson sont prohibés. Ce sont précisément les seuls intervalles qui gênent la perception des voix en tant que parties indépendantes" [P.67].
De plus, l’utilisation de l’octave pourrait induire la notion de tonique fondamentale et d’attraction vers cette tonique.
Seule exception, la doublure en octave d’une partie dans une oeuvre orchestrale :
"Il ne s’agit nullement d’octaves produites par la rencontre harmonique ou contrapuntique de voix différentes, mais simplement d’une doublure en octaves d’une même partie mélodique en vue d’une plasticité sonore qu’elle n’aurait point sans cela" [P.286].
Rappelons que le déroulement de la série peut être réparti entre les différentes voix ; mais chaque voix peut également dérouler indépendamment l’une des formes de la série. Toutes les combinaisons sont possibles.
3. La composition dodécaphonique
La technique sérielle s’accompagne d’une nouvelle façon de concevoir la composition : Ce sont des
"oeuvres dont les lois ne sont pas pré-établies, mais [dont les lois] s’élaborent par la création musicale elle-même" [P.269].
La composition dodécaphonique cherche à s’affranchir des notions classiques : c’est une nouvelle philosophie de création.
3.1. L’athématisme et la variation
La composition "tend à se libérer de la notion de thème en tant que tel, en déliant les éléments thématiques" [P.243]. Il ne s’agit cependant pas de réaliser des "alignements de thèmes les uns à la suite des autres"[P.268]. Il faut créer des "oeuvres qui ne différencient plus entre thème et non-thème" [P.268].
Pour cela,"on cherche à remplacer la notion classique de reprise par celle de variation. [...] L’un des but principaux est d’arriver à la variation perpétuelle d’une idée musicale donnée" [P.249]. Car, "qu’est-ce donc au fond qu’une œuvre en 12 sons, sinon une continuelle suite de variations sur une série initiale ?" [P.116].
Le principe d’égale importance des notes est donc étendu aux éléments thématiques. Leibowitz va même jusqu’à dire que :
"l’emploi de certaines formes privilégiées de la série [est] une sorte de réminiscence de certains principes de la musique tonale" [P.294].
Il est donc recommandé d’utiliser "avec une égale importance" les 4 formes de la série.
Seule exception, l’exposition doit être clairement affirmée :
"Lorsqu’un morceau de musique expose pour la première fois un thème appelé à jouer un rôle de première importance, ce thème doit dérouler une ou plusieurs formes entières de la série de 12 sons. Si harmonisation il y a, elle doit appliquer de façon systématique un procédé de maniement invariable pendant toute l’exposition du thème" [P.247].
Comme on le voit, il existe une certaine contradiction entre la notion même d’exposition d’un thème que l’on va varier, et l’athématisme pur. Leibowitz indique alors nettement la limite :
"Une technique musicale n’est pas une chose en soi, elle ne peut nous intéresser que pour autant qu’elle se réalise dans les oeuvres musicales" [P.213]. Ainsi, "Schoenberg ne se soumet pas aveuglément à une technique, mais il plie au contraire ce système à ses propres besoins" [P.174].
Au delà des éléments techniques, la composition dodécaphonique constitue donc surtout une nouvelle démarche.
3.2. Philosophie de création
"La technique de 12 sons exige du compositeur [...] un changement radical dans le processus même de composition musicale" [P.100]. En effet, "[en musique tonale ou modale], par rapport au choix initial du mode ou de la tonalité, l’acte de composer [était] une activité a posteriori" [P.101]. "La pensée sérielle a réalisé un bouleversement complet : l’acte de composer se trouve engagé dès [la constitution] de la série initiale".
"Pour le compositeur dodécaphonique, il ne saurait être question d’une essence qui précède l’existence, mais c’est au contraire l’existant [les 12 demi-tons], recréé entièrement à chaque nouvel effort compositionnel [la série], qui élabore sa propre essence" [P.103].
4. Conclusion
Basée sur une règle simple mais totalement différente de la musique classique, la technique sérielle conduit à une nouvelle réflexion. Car cette simplicité de principe ne doit pas nous induire en erreur : le compositeur doit dépasser l’idée primaire d’imitation de la série dans les différentes voix, pour accéder à la réelle multiplicité combinatoire qui ouvre un champ d’expression sans précédent. Ce champ sera par la suite encore élargi, grâce à la généralisation du principe sériel aux autres éléments musicaux - durées et timbres obéissant chacun, en plus des hauteurs, au sérialisme : ceci constituera le multi-sérialisme.