Racines du jazz - musique religieuse


Les Noirs des états du sud chantaient leurs chants spirituels lors des offices religieux ; ils chantaient aussi des danses de pluie devant l’église et prenaient une part active à la liturgie. Le principe du call and response se retrouve dans les récits bibliques et les lectures de l’Evangile (gospel songs). Le spiritual fut l’une des premières musiques euro-africaines, l’une des premières racines du jazz.
On chantait avec ou sans instruments, et en utilisant tous les modes d’expression des Noirs (hot intonation, …). Le negro spiritual compte parmi les sources directes du jazz. Dans les années 1920 ce genre de chants spontanés existait encore dans les églises noires, avant de faire l’objet d’arrangements très élaborés pour solistes, chœurs et orchestre (H.T. Burleigh, L. Armstrong, L. Price).
Les negro spirituals les plus célèbres sont Nobody knows the trouble I’ve seen, Swing low, I got a shoes, Jonah in the whale.
Les spirituals ou negro-spirituals (plus axés sur l’Ancien Testament) et les gospel songs (textes issus du Nouveau Testament et l’Evangile) cimenteront l’histoire musicale et humaine du peuple noir américain, sorte de mariage entre les cantiques protestants et la transe africaine.
Le spiritual est une musique religieuse (jouée à l’église) alors que le gospel est plutôt une musique de scène, de spectacle. La distinction entre negro spirituals et gospel songs correspond aussi à un découpage historique en partie artificiel. Les negro spirituals sont issus des traditions religieuses qui se sont formées pendant l’esclavage ; ils ont été collectés et formalisés à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle ; ils appartiennent à la littérature orale, anonyme et communautaire, du peuple noir américain ; ils demeurent toutefois au répertoire de bien des interprètes appartenant au monde du gospel. Les gospel songs représentent l’hymnodie populaire moderne telle qu’elle fonctionne dans les réseaux de circulation commerciale ; sans qu’il soit vraiment possible d’en dater la naissance, ils ont pris leur essor autour de 1930 sous l’impulsion de Thomas A. Dorsey et Sallie Martin.

Le « shout » (« shouting ») est également d’inspiration religieuse. Des éléments traditionnels le relient aux cultes africains ; il peut apparaître comme ingrédient dans toutes les formes vocales afro-américaines et s’est maintenu jusqu’à nos jours dans l’exercice de la prédication. C’est une récitation criée, fortement rythmée au moyen de l’ « off-beat », chanté sur un ton de récitation qui peut atteindre à l’aigu la tierce neutre (blue note), descendre à la quarte inférieure ou glisser même vers l’inarticulé.
aux origines du negro spiritual
DE L’ESCLAVAGE A L’ÉMANCIPATION (1619-1865) 
DES MÉLOPÉES AFRICAINES AUX NEGRO SPIRITUALS

 
 
La période coloniale (1619-1776)

1.
Héritage africain. Les premiers Africains arrivèrent en Virginie en 1619. Ils étaient vingt seulement et sous contrat de serviteur à temps (l’indenture). La traite des Noirs et l’importation d’esclaves ne prirent leur essor qu’au 18
ème siècle, au fur et à mesure que les besoins en main-d’oeuvre augmentaient, en parallèle avec le développement des treize colonies anglaises, de la Louisiane française et de la Floride espagnole et sur tout dans le Sud où le climat exigeait des esclaves pour la mise en valeur des grandes propriétés terriennes. Malgré son interdiction légale en 1807, la traite des Noirs se poursuivit jusqu’à la veille de la guerre de Sécession (1861-1865) et on estime à plus d’un million les Africains déportés contre leur volonté au Nouveau Monde [1]. Or, il semble avéré que plus de 85 % d’entre eux provenaient de l’Afrique de l’Ouest et plus précisé ment de la zone des savanes s’étendant entre le Sénégal et l’Angola actuels. Il s’ensuit que leurs traditions culturelles et musicales avaient de nombreux points communs :

— chants et danses sont toujours associés à la musique dont la fonction essentielle n’est pas de divertir mais de marquer chaque événement de la vie familiale, sociale et tribale, de commémorer anniversaires et hauts faits guerriers, d’accompagner les rites funéraires, religieux, initiatiques ou autres et de transmettre la tradition orale
— le rythme est plus important que la mélodie et le mot clé est « polyrythmie » c’est-à-dire la superposition (harmonieuse) d’un nombre plus ou moins élevé de rythmes différents
— un soliste (ou groupe de chanteurs) improvise(nt) les couplets tandis qu’un chœur (à une, deux ou plusieurs voix) répond par des refrains immuables. C’est le canevas « appel-réponse » qui permet la coexistence de la tradition (refrains immuables) et du modernisme (couplets improvisés) ; les chanteurs recourent à des effets spéciaux tels que soupirs, falsettos, grognements, onomatopées (
scat), bruits de gorge…
— les gammes africaines sont surtout pentatoniques ; en Amérique, les notes « inconnues » des Africains, surtout les 3
ème, 5ème et 7ème degrés de la gamme diatonique occidentale, ont été bémolisées et appelées blue notes, celles-ci constituent un des traits les plus caractéristiques des diverses variantes des musiques africaines-américaines, avec l’improvisation et le canevas appel-réponse ;
— les textes abondent en métaphores et en images poétiques voire ésotériques de même qu’en paroles à double sens.
Tel était, pour l’essentiel, le bagage musical que les Africains apportèrent en Amérique coloniale et ce n’est pas une surprise de le retrouver dans les
negro spirituals, dans les gospel songs, de même que dans le blues, dans le jazz et dans tous les styles apparentés.


2.
Evangélisation des esclaves. Pendant le premier siècle de la colonisation (17
ème siècle), la question de l’évangélisation des esclaves ne se posa même pas dans les colonies du Nord et du Centre, ils étaient en petit nombre, ils vivaient avec leurs maîtres, dans la maison familiale, et ils partageaient tout, joies et malheurs, fêtes et instruction ; ceux-là apprirent très vite l’anglais et participèrent aux offices religieux, chantant cantiques, psaumes puis hymnes et édulcorant un tant soit peu leurs racines africaines ; l’intégration facilita l’oubli. Au Sud, par contre, la barrière de la langue demeura infranchissable pour la masse considérable des travailleurs des champs ; quelques interprètes suffirent pour transmettre les ordres et il fut hors de question de les instruire en quoi que ce soit, fût-ce de religion, nombre de planteurs ne considérant pas leurs esclaves comme des êtres humains ; dans ces conditions, seuls quelques esclaves de maison, privilégiés, suivirent une voie comparable à celle des Noirs du Nord. C’est au 18ème siècle seulement et surtout après la guerre d’Indépendance, soit dans le dernier quart du siècle, que ce mouvement s’inversa et que tous les esclaves furent évangélisés avec les conséquences que cela impliquait sur le plan musical et que nous allons examiner.


3.
La musique à l’Eglise. Des « psaumes » aux « hymnes ». Les pèlerins du Mayflower, les pasteurs anglicans, les luthériens, les calvinistes et les autres réformés du 17
ème siècle introduisirent dans les Eglises du Nouveau Monde les cantiques et les psaumes (des ver sets de la Bible chantés de manière monotone et emphatique sur des mélodies monocordes et répétitives). Les fidèles s’en fatiguèrent rapidement et ils accueillirent avec enthousiasme le Grand Réveil religieux qui secoua l’Angleterre au début du 18ème siècle. Ce mouvement dépoussiéra la liturgie en général et la musique d’église en particulier, balayant les psaumes au profit des hymnes, petits poèmes paraphrasant et développant des versets de la Bible, en langage simple, accessible à la majorité des fidèles, analphabètes pour la plupart. Cet engouement s’exporta aussitôt en Amérique avec l’arrivée d’un recueil d’hymnes rassemblées en 1707 par le Dr I. Watts [2] et avec l’éclatement, vers 1730, de l’Eglise anglicane en trois branches principales qui, à terme, prirent leurs distances, voire une indépendance totale, avec les Eglises mères des métropoles :

a) L’
Eglise presbytérienne dont l’impact auprès des Noirs américains fut faible ; elle recruta presque exclusivement des Noirs libres et émancipés du Nord (peu nombreux au demeurant) ;
b) L’
Eglise méthodiste, fondée par les frères Wesley en 1729, auteurs eux-mêmes de recueils d’hymnes très populaires aussi auprès des Noirs [3]. Cette Eglise attira plutôt les Noirs libres, la petite bourgeoisie noire d’artisans et d’ouvriers qualifiés des Etats du Centre ainsi que les gens de maison et les affranchis du Sud ;
c) L’
Eglise baptiste qui eut du succès auprès de tous les Noirs de condition modeste et auprès des esclaves des plantations (les plus nombreux). A noter que l’Eglise catholique eut peu d’influence auprès des Noirs (hors Louisiane, Floride) jus qu’au milieu de notre siècle.

[1] En 1860, il y avait un peu moins de 5 millions de Noirs en Amérique, dont 500 000 « hommes libres de couleur ». En 1986, ils étaient 26 millions ; ils sont environ 30 millions aujourd’hui (12 % de la population américaine). Cf. Les Noirs aux Etats-Unis, par Claude Fohlen, coll. « Que sais-je ? », n° 1191, 6ème éd., 1979.

[2]
Dr Isaac Watts, Hymns and Spirituals Songs, 1707.

[3]
John Wesley (1703-1791), Collections of Psalms and Hymns (1737) ; Charles Wesley (1707-1788), A Collection of Hymns for the Use of the People Called Methodists (1780).


L’Amérique indépendante jusqu’à la guerre de Sécession (1776-1860)

DES HYMNES AUX TABERNACLE SONGS ET AUX SPIRITUALS 

1.
Emergence de la Black Church, des Eglises et sectes noires indépendantes, des paroisses avec congrégations et prêcheurs noirs. — Tout au long du 17
ème siècle, les Noirs admis dans les lieux du culte y chantèrent à la façon occidentale et tout africanisme y eût paru incongru et déplacé. Il en alla autrement après le Réveil Religieux (1730), de plus en plus de Noirs se mêlèrent aux fidèles blancs dans toutes les Eglises, même s’ils avaient des bancs séparés et des zones ségrégées ; dans certains cas, dans le Sud par exemple, ils étaient plus nombreux que les fidèles blancs ; dès lors le naturel ne pouvait que revenir au galop, à savoir le goût atavique des altérations de notes, de rythme et de mélodies ainsi que l’improvisation et l’utilisation du corps comme instrument de musique et caisse de résonance ; ils butèrent sur des notes « inconnues » dans leurs gammes d’origine, en général, les 3ème et 7ème degrés de la gamme diatonique occidentale ; incapables de les intégrer telles quelles, ils les bémolisèrent et ces notes dites « bleues» se mirent à truffer les hymnes wesleyennes et celles du Dr Watts qui se transformèrent lentement mais sûrement en chants religieux à connotation africaine-américaine. Pendant la période coloniale, les pasteurs et maîtres de chorale blancs réussirent à freiner sinon à gommer ces dérives mais, après 1780, la création de paroisses noires auto nomes, avec des sectes et des pasteurs noirs, rendit possible cette évolution vers des chants inspirés ou spirituals, surtout dans les congrégations baptistes qui rassemblaient le plus grand nombre de Noirs. C’est d’ailleurs un baptiste de Georgie, George Leile, qui fut le premier esclave noir à être autorisé à prêcher, et ce dès 1774, et à créer la première Eglise noire d’Amérique, l’African Baptist Church, à Savannah. Quant aux Eglises noires méthodistes et presbytériennes, elles conservèrent encore longtemps la retenue et la componction chères à la tradition occidentale mais c’est en leur sein qu’apparurent les premiers leaders noirs de grand format comme Absalom Jones et Richard Allen, ministres du culte en l’Eglise méthodiste épiscopale d’Old Saint George à Philadelphie, autorisés à prêcher en 1784 et fondateurs, en 1787, de la Free African Society après un différend racial avec leur hiérarchie. Peu après cependant, cette dissidence se scinda en deux sectes distinctes :

— l’
African Episcopal Church d’A. Jones réaffiliée à l’Eglise méthodiste américaine ;
— l’
African Methodist Episcopal Church (A. M. E. Church) de R. Allen qui se refusa à toute obédience vis-à-vis de l’Eglise mère blanche.

En 1801, Richard Allen publia un recueil de 54 hymnes prises à diverses sources mais dépoussiérées et qui eurent un immense succès. En 1816, il devint le premier évêque noir américain. Sous son influence d’autres Eglises noires indépendantes se créèrent un peu partout :
A. M. E. Church of Zion (New York, 1796), Eglise presbytérienne africaine à Philadelphie (1807) et catholique africaine (New York, 1807), etc.

2.
Les « camp-meetings » (c. 1780-1830), les tabernacle songs et les spirituals. Le processus d’élaboration d’une musique religieuse à la fois africaine et européenne, freiné dans les Eglises noires presbytériennes, catholiques et méthodistes mais déjà toléré dans les Eglises noires baptistes, fut accéléré au Nord et au Centre par la vogue des camp-meetings et bush meetings qui se développa à partir de 1780 et culmina entre 1800 et 1830. Il s’agissait de rassemblements de masse où plusieurs milliers de fidèles noirs et blancs mélangés, la plupart d’origine très modeste, voire misérable, voulaient communier ensemble dans une foi en un monde meilleur après la vie terrestre et oublier pendant quelques jours leur triste condition humaine et leurs malheurs. Ce fut une des conséquences du Second Réveil religieux de 1780, elle se traduisit par une soif insatiable de mysticisme, une ferveur extrême et des manifestations de foi hystériques, en plein air, dans des clairières de forêts, dans des champs ou en rase campagne ; une vaste tente le tabernacle — abritait un autel et une tribune où se succédaient par dizaines, prêcheurs, évangélistes, chanteurs et chorales s’adressant à une foule bravant les intempéries pour les écouter et pour participer. Ces camp-meetings pouvaient durer de plusieurs jours à une semaine sans interruption, même la nuit et, petit à petit, les Noirs, plus nombreux, imposèrent leurs propres hymnes, leurs rythmes et leurs habitudes, de sorte que les chants religieux des camp-meetings devinrent des tabernacle songs puis des spirituals ou chants inspirés dans lesquels les rétentions africaines furent de plus en plus évidentes comme le rapportèrent des témoins et voyageurs dans leurs récits et journaux de voyage :

— les syncopes
— les notes altérées (mi bémol, si bémol, les
blue notes)
— emploi des gammes mineures ; improvisation de couplets ;
— mélodies empruntées aux rengaines populaires du temps et airs faciles à retenir ;
— utilisation de
running verses, passe-partout ;
— les
shouts et danses en cercle (ring dances) où les pieds glissaient sur le sol sans le quitter ; on marquait le rythme en fléchissant les genoux ce qui produisait un bruit audible (shuffle step) renforcé par les grognements des participants comme par les claquements des mains des spectateurs sur les cuisses. C’était le ring shout où se retrouvait l’habitude tout africaine d’associer musique, chant et danse, de manière collective.

Dans le Sud, par contre, les activités religieuses noires furent soumises à un contrôle très strict et à des limitations excessives liées aux insurrections d’esclaves (Gabriel Prosser, Virginie, 1800 ; Denmark Vesey, Caroline du Sud, 1822 ; Nat Turner, Virginie, 1831) dans lesquelles la responsabilité des Eglises, à tort ou à raison, fut incriminée, en complicité avec les mouvements abolitionnistes très actifs au Nord.
Cela se traduisit par des tracasseries telles que la plupart des pasteurs et prêcheurs noirs durent émigrer au Nord et que leurs fidèles, laissés à l’abandon, se réunirent secrètement en des lieux isolés et assistèrent à des offices clandestins dispensés par des évangélistes itinérants ou par des pasteurs entrés en clandestinité ou encore issus spontanément de la masse des esclaves ; lors de ces cérémonies, nocturnes pour la plupart, on en profita certainement pour lâcher la bride à l’atavisme africain et une tradition de
spirituals très africanisés dut se développer, comme dans les camp-meetings du Nord mais il n’existe nul témoignage écrit ni documents sur cette période troublée.

MOUVEMENTS ANTI-ESCLAVAGISTES ET ABOLITIONNISTES
CHEMIN DE FER SOUTERRAIN (« UNDERGROUND RAILROAD ») 

La traite des Noirs fut interdite par un vote du Congrès américain à partir du 1
er janvier 1807 ; cette décision fut appliquée strictement au Nord et au Centre ; l’esclavage y fut proscrit et disparut peu à peu au point qu’en 1830 il n’y existait plus un seul esclave, tous les Noirs étaient libres et émancipés. Par contre, tout cela resta lettre morte dans le Sud où la traite des Noirs perdura jusqu’aux premiers jours de la guerre de Sécession quand le blocus des côtes américaines par la marine de l’Union y mit un terme définitif. Cette main-d’œuvre servile et bon marché était vitale pour l’économie du Sud, mais cela provo qua l’indignation et la colère des abolitionnistes du Nord et déboucha sur des actions concrètes sur le terrain :

— dès 1817, des publications virulentes dénoncèrent l’
institution particulière (euphémisme désignant l’esclavage) ;
— des pamphlets (
Appel de David Walker, 1829), des journaux (The Liberator, W. L. Garrison, 1831) firent de même ;
— l’
American Anti-Slavery Society, fondée en 1833, organisa des conférences, des tournées et meetings d’information au cours desquels des orateurs noirs, ex-esclaves eux-mêmes mais ayant fui le Sud via l’underground railroad, racontèrent leur vie passée et leur odyssée ; ils publièrent aussi leurs mémoires et autobiographies et rapportèrent que les évasions étaient préparées voire annoncées par des chants religieux à double sens, ou sens caché, ce qui était une tradition africaine de plus, ces chants aux paroles anodines en apparence étaient subversifs au second degré et annonçaient très clairement les intentions des interprètes :
Corne and go with me to my Father’s house
There is peace, peace, peace
Ain’t no dyin’ there in my Father’s house...
We will ail befree in my Father’s house...

(Viens avec moi dans la maison de mon père, on y trouvera la paix... On n’y risque pas la mort, dans la maison de mon père... On sera tous libres, dans la maison de mon père...)


au sens premier, la « maison de mon père » c’est le Paradis, mais au deuxième degré, c’est le Nord ou le Canada où il y a liberté et paix pour les esclaves fugitifs...
Stand still Jordan, Jordan,
Lawd I can’t stand still
I’ve got a mother in Heaven, stand still Jordan
Lawd I can’t stand still...

(Reste calme, Jourdain, moi je ne peux tenir en place, ma mère est au Ciel, reste calme, Jourdain, mais moi je ne peux tenir en place.)


Ce « Jourdain » était aussi la frontière entre le Nord et le Sud (le fleuve Ohio à qui on demandait une traversée calme ; quant à la mère du chanteur elle était sans doute au « Ciel » c’est-à-dire au Nord…
« Canaan Bound »
O Canaan, sweet Canaan,
I am bound for the land of Canaan

(Il me faut aller en Canaan...)


Encore une fois, ce Canaan était le Nord, terre promise.
Un sens caché pouvait aussi se trouver dans de nombreux spirituals du temps comme
Bound to Go, Steal away to Jesus, Swing Low Sweet Chariot, Brother Moses Gone to de Promised Land, Good News, de Chariot’s Comin’
Underground Railroad (chemin de fer souterrain). — Les appels à l’évasion relayés par les spirituals à double sens évoqués ci-dessus reposaient sur des filières bien organisées ; on estime qu’environ 60 000 Noirs gagnèrent le Nord ou le Canada entre 1830 et 1860 ce qui montre à quel point était efficace ce système baptisé « chemin de fer souterrain » avec des « gares » (relais) chez les sympathisants, des « voies » (les chemins diversifiés et multipliés pour minimiser les risques), les « chefs de train » (des guides qui risquaient leur vie en cas de capture par les chasseurs d’esclaves fugitifs) et des « chefs de gare » (organisateurs et coordinateurs) dont le plus célèbre fut sans doute Harriett Tubman (c. 1820-1913) surnommée le « Moïse noir de sa race » et ex-esclave fugitive elle-même. La Case de l’Oncle Tom, le roman de Mme Harriet Beecher Stowe, publié en 1852, décrit assez bien cette institution.


Guerre de Sécession (1861-1865)
Abolition de l’esclavage et apparition au grand jour des negro spirituals


Tout ce qui vient d’être décrit concernant les spirituals se passa, en grande partie, à l’insu des Américains blancs et du monde extérieur ; tout au plus quelques voyageurs assistèrent-ils, fortuitement, à un
camp-meeting ou à un service religieux dans une église noire et ils en sortirent souvent scandalisés par le caractère primitif et « sauvage », dirent-ils, de la musique et des airs entendus, par l’utilisation que faisaient les fidèles de leur corps comme caisses de résonance ou comme instruments de musique, par l’ébauche de danses (shuffle steps), à une époque où danses et instruments de musique étaient tout à fait proscrits dans les églises ! Ils y virent surtout tumulte débridé et choquant, ils y entendirent du bruit plutôt que des sons harmonieux, nouveaux et séraphiques. Aucun ne remarqua l’originalité de ces manifestations musicales ni leur esthétique propre. Seuls les pauvres Blancs des camp-meetings semblaient sur la même longueur d’onde mais ceux-là n’écrivirent pas leurs mémoires et n’eurent pas accès aux médias de l’époque…
En tout état de cause, il fallut un cataclysme social comme la guerre civile pour sortir de l’anonymat ces spirituals propres aux Noirs, les
negro spirituals, déjà distincts des white spirituals qui poursuivirent alors des voies et des développements séparés.