Free-jazz (1960) : liberté !
octobre 15, 2018
Avec la fin des années cinquante s’amorce une révolution encore plus radicale que celle entreprise par le bop : car il ne s’agit plus d’enrichir les moyens traditionnels, mais de remettre en cause les fondements du jazz – régularité du tempo et primauté du swing, improvisation à partir de structures harmoniques préétablies. La liberté totale devient l’idéal proclamé et le jazz, de plus en plus, se voue à la tradition directe de l’inconscient du musicien ou à l’exacerbation du pur « fait sonore » (cris, bruitages, grincements).
Une première tendance se définit par la recherche d’une spiritualité, dont les normes sont volontiers demandées à l’Orient. Il en résulte une musique violemment incantatoire, utilisant des gammes modales étrangères à l’univers musical de l’Occident où le jazz s’était, jusqu’ici, cantonné. C’est l’art, avant tout, du saxo ténor et soprano John Coltrane, parti du bop pour développer, sur des bases de plus en plus répétitives, une verbosité envoûtante et volontiers paroxystique (Cousin Mary, My Favorite Things, A Love Supreme). Le quartette qu’il a constitué avec, notamment, le batteur Elvin Jones et le pianiste Mac Coy Tyner a l’importance, dans l’histoire du jazz, du « Hot Five » d’Armstrong et du quintette de Parker. On peut rattacher à cette tendance le saxo alto, clarinettiste et flûtiste Eric Dolphy.
Une seconde tendance rejette de façon plus systématique les contraintes structurelles pour essayer de rejoindre une sorte de discours profond. Elle est représentée par le saxo alto Ornette Coleman et le trompettiste Don Cherry, dont la petite formation, tributaire encore du modèle bop, s’efforce d’épouser ces pulsions irrationnelles que laissait deviner la superbe ordonnance du jeu parkérien (To-Morrow Is the Question). Ce faisant, Coleman inaugure le mouvement « free jazz » (jazz libre). Celui-ci est poursuivi, avec plus d’éclat extérieur, de triturations sonores et de caprice contestataire, par les saxos ténors Albert Ayler et Archie Shepp. Le premier s’efforce de retrouver une pure musique du cœur et de l’instinct, commandée par le seul feeling (Ghosts) ; le second, soucieux de se défouler, mais porté aussi au message politique, recourt volontiers, pour traduire ses intentions, à un art de montage puisant dans toute l’histoire du jazz (Mama too Tight).
Solitaire comme le fut Monk, le pianiste Cecil Taylor, enfin, développe avec emportement un art fondé sur l’exploitation des structures sonores et qui n’est pas sans rapport avec certaines recherches de l’avant-garde européenne (Unit structure).
Une première tendance se définit par la recherche d’une spiritualité, dont les normes sont volontiers demandées à l’Orient. Il en résulte une musique violemment incantatoire, utilisant des gammes modales étrangères à l’univers musical de l’Occident où le jazz s’était, jusqu’ici, cantonné. C’est l’art, avant tout, du saxo ténor et soprano John Coltrane, parti du bop pour développer, sur des bases de plus en plus répétitives, une verbosité envoûtante et volontiers paroxystique (Cousin Mary, My Favorite Things, A Love Supreme). Le quartette qu’il a constitué avec, notamment, le batteur Elvin Jones et le pianiste Mac Coy Tyner a l’importance, dans l’histoire du jazz, du « Hot Five » d’Armstrong et du quintette de Parker. On peut rattacher à cette tendance le saxo alto, clarinettiste et flûtiste Eric Dolphy.
Une seconde tendance rejette de façon plus systématique les contraintes structurelles pour essayer de rejoindre une sorte de discours profond. Elle est représentée par le saxo alto Ornette Coleman et le trompettiste Don Cherry, dont la petite formation, tributaire encore du modèle bop, s’efforce d’épouser ces pulsions irrationnelles que laissait deviner la superbe ordonnance du jeu parkérien (To-Morrow Is the Question). Ce faisant, Coleman inaugure le mouvement « free jazz » (jazz libre). Celui-ci est poursuivi, avec plus d’éclat extérieur, de triturations sonores et de caprice contestataire, par les saxos ténors Albert Ayler et Archie Shepp. Le premier s’efforce de retrouver une pure musique du cœur et de l’instinct, commandée par le seul feeling (Ghosts) ; le second, soucieux de se défouler, mais porté aussi au message politique, recourt volontiers, pour traduire ses intentions, à un art de montage puisant dans toute l’histoire du jazz (Mama too Tight).
Solitaire comme le fut Monk, le pianiste Cecil Taylor, enfin, développe avec emportement un art fondé sur l’exploitation des structures sonores et qui n’est pas sans rapport avec certaines recherches de l’avant-garde européenne (Unit structure).
Cadre historique
Au milieu des années 1960 surgit un mouvement, autant politique que musical, de libération à l’égard des conventions et de l’« ordre établi ». Brisant les critères traditionnels qui définissaient jusqu’alors la musique de jazz (le swing, le respect de la trame harmonique, …), les nouveaux défricheurs inventent une musique violente, chaotique, convulsive, qui n’accepte comme seul principe que celui de l’improvisation collective. Cette musique se nomme free jazz (jazz libre) ou new thing (nouvelle chose). Les principaux responsables de cette tourmente sonore sont le pianiste Cecil Taylor, le trompettiste Don Cherry, les saxophonistes Albert Ayler, « Pharoah » Sanders, Archie Shepp et un groupe issu de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, l’Art Ensemble of Chicago (Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Lester Bowie et Malachi Favors). Cette musique se veut pour certains comme une réponse au climat politique de l’époque : l’opposition à la guerre du Vietnam cimente le refus de l’ordre dominant et les Noirs écoutent Martin Luther King ou se révoltent avec Malcolm X.
L’apparition du free jazz déclenche une bataille qui évoque celle du be-bop 15 ans plus tôt. Une partie de la critique et des musiciens ne voient pas d’issue dans cette flambée musicale anarchiste alors que les militants de la « Nouvelle Chose » prônent au contraire le jusqu’au-boutisme des musiciens free. Les premiers accusent ces sons discordants qui vont faire fuir les auditeurs ; les autres applaudissent une musique sans concession au monde blanc. Le free jazz restera comme un moment fort, avec une volonté de privilégier l’émotion en explorant les limites extrêmes du son.
Il signifie littéralement jazz libre, mais aussi jazz gratuit : en 1961, à Cincinnati, l'annonce d'un « Free Jazz Concert » d'Ornette Coleman fut à l'origine d'un malentendu, plusieurs personnes ayant compris « concert de jazz gratuit ».
Si la notion de libre improvisation était déjà apparue avec les « free forms in jazz » de Lennie Tristano (Intuition, Digression, 1949) et quelques expériences de « free improvisation » du trio Shelly Manne - Shorty Rogers - Jimmy Giuffre, l’expression « free jazz » apparaît en 1960. Cette année-là, Ornette Coleman enregistre à la tête d'un double quartette deux faces d’un trente-centimètres avec pour seule règle un parti pris d'improvisation absolue. Titre du disque : Free Jazz.
Vers 1960 se produisent d’importants changements qui donnent désormais son empreinte au jazz. Quoique formule creuse, le terme « free jazz » (d’Ornette Coleman) qui le caractérise est cependant parlant. Pour la première fois le free jazz renonce au « beat » continu. Il renonce également à la notion de hauteur des sons basée sur la tonalité traditionnelle, car, grâce à l’électronique, des éléments de bruit s’introduisent parmi les sons de la gamme. L’organisation formelle en subit les conséquences : le jeu « chorus » n’est plus possible sur de telles bases. Au lieu d’une improvisation liée à des moules, au lieu d’une structure par addition, apparaît une spontanéité qui se réduit plus que jamais à une sensibilité communicative. Le fait que le jazz ait pris depuis les années 1950 des dimensions universelles toujours plus affirmées entraîne comme conséquences l’assimilation de phénomènes issus de la tradition musicale européenne ainsi que de toutes les cultures musicales existantes, tandis que , par le canal du « rock », des dérivés du « blues » (« rhythm’n’blues ») retrouvent le chemin du jazz. Les frontières avec la musique européenne (post-sérielle !) deviennent fluides. Karlhanns Berger, Don Cherry, Ornette Coleman, John Coltrane, Eric Dolphy, Cecil Taylor sont d’importants témoins du « free jazz ».
Le caractère hermétique du jazz, toujours plus accusé depuis le « bebop », et l’étude de ses composantes et de son histoire, qui débute dans les années 1940, ont conduit vers cette époque à une renaissance des styles anciens (« Dixieland Revival »). Avec la poursuite de l’évolution, qui ne s’est pas arrêtée au « bebop », et l’activité simultanée de plusieurs générations de musiciens, il s’est formé également un courant principal (« mainstream », Saint Dance) dans lequel les éléments les plus divers trouvent leur place sans atteindre à un relief accusé. La vision rétrospective a donné naissance à des termes généraux s’appliquant à des moments de l’évolution du jazz, ainsi le « two-beat jazz » pour la phase ancienne (jusqu’à la fin des années 1920), le « traditional jazz » pour la totalité de l’évolution avant le « bebop », et le « modern jazz » pour la musique postérieure à cette césure, tous ces termes se référant à des critères rythmiques.
Avec des musiciens comme Lennie Tristano, Jimmy Giuffre, George Russell, quelques tentatives d'ouvrir les formes traditionnelles du jazz avaient déjà eu lieu. Mingus y a fortement contribué avec sa volonté de bouleversement et son expressionnisme intense (hyper-expressionnisme). En 1960, Ornette Coleman enregistre Free Jazz avec un double quartet. C'est le point de départ d'un mouvement qui se démarque profondément du jazz des années 50. Vingt ans après la rupture du be-bop, le style free jazz provoque une nouvelle cassure qui entraîne également d'importantes polémiques.
Le free jazz plonge intimement dans l'histoire, dans les mouvements sociaux de révoltes des Noirs Américains des années 60. Peu de musiques ont eu des liens aussi fort avec des mouvements politiques, philosophiques, spirituels que le free jazz. La volonté de changement, de transgression, de subversion s'accompagne d'un changement radical d'attitude.
The Shape of Jazz To Come, The Change of the Century, Tomorrow Is The Question sont autant des titres d'albums d'Ornette Coleman qu'un programme musical, philosophique et politique qui concerne toute une génération de musiciens.
Ce qui caractérisait le jazz est remis en question. Le swing et l'utilisation d'une pulsation régulière sont remplacés par un jeu d'énergie basé sur l'intensité, la véhémence, le paroxysme.
Les thèmes disparaissent souvent. La trame harmonique ne balise plus les improvisations, qui se déroulent sans structures préétablies. L'harmonie comme système d'organisation de la musique cède souvent le pas à des recherches sur la matière sonore, sur le bruit, sur des masses et des nappes de sons (sheets of sound). L'émotion est souvent très dense, à la limite du supportable.
Le free jazz ouvre la porte à une énorme variété de formes, de sonorités, de directions. Contrastant avec l'esthétique du cri et de l'intensité, d'autres espaces se développent : le silence, un mélodisme empreint d'une grande simplicité, le lyrisme, l'utilisation archaïque d'hymnes, l'humour. Les interactions entre les musiciens deviennent plus libres et remettent en question la traditionnelle distinction entre solistes et accompagnateurs. Beaucoup de musiciens de free jazz se passionnent pour les musiques du monde : Arabie, Inde, Afrique… D'autres nouent des liens avec la musique contemporaine.
Les saxophonistes John Coltrane, Ornette Coleman, Albert Ayler, Eric Dolphy ; le trompettiste Don Cherry ; le pianiste Cecil Taylor ; le batteur Sunny Murray ; le chef d'orchestre Sun Ra ; les contrebassistes Charlie Haden et Scott LaFaro font partie de la première génération du free jazz.
Caractéristiques stylistiques du free jazz
On peut dresser une liste des éléments strictement sonores qui, à défaut de pouvoir caractériser le free jazz, sont statistiquement repérables à l'écoute des enregistrements des années 60 :
• Disparition du swing en tant que participant d'un balancement régulier (et de toute continuité ou régularité rythmique).
• Renoncement au thème et aux trames harmoniques comme points de départ et repères de l'improvisation au profit d'une juxtaposition de climats, de rythmes, de mélodies apparemment autonomes.
• Absence, liée au parti pris d’athématisme, de découpage préétabli d'une œuvre, comme si au temps de « l'arrangement » succédait le dérangement systématique.
• Refus des techniques instrumentales académiques, dans le sens d'une exploitation d'un au-delà de l'instrument ou d'une hypertrophie des procédés archaïque de la musique noire (valorisation du growl, du slap, du souffle…) : l'énergie mise en jeu devenant un critère essentiel aux dépens de toute sophistication plus ou moins liée aux notions traditionnelles de virtuosité .
• Exacerbation des bruits parasites et accidents jusqu'alors censurés.
• Accueil de sonorités, d'instruments, d'éléments mélodiques jusqu'alors considérés comme étrangers à l'univers négro-américains…
Le free jazz est une forme libre d'improvisation : c'est donc un style individuel que chaque personne possède. Il y a une absence de tonalité et de séquence d'accords prédéterminés.
Il y a une absence de « chorus improvisé à structure précise en mesure », c'est plutôt une improvisation collective basée sur des signes prédéfinis entre les musiciens. Il n'y a pas de tempo défini, les patterns (= séquences) sont joués en libre rubato (free rubato).
Le saxophone adopte le style shrieking, les batteurs de free jazz explorent des polyrythmies (multidirectional rythmes) en interaction avec les autres musiciens : il n'y a plus de pulsation uniforme. Le tempo est généralement rapide, la mélodie est absente pour donner place à l'harmonie. On trouve aussi des dérivés du free jazz comme le free funk ou le jazz rock (le plus populaire) dans lequel les musiciens poussent leur improvisation aux extrêmes limites, bien souvent il s'agit d'être dans un autre monde, de ne plus écouter ce que l'on joue mais d'exprimer ses sentiments sur l'instrument, de faire passer un message : c'est pourquoi beaucoup de musiciens se droguent…
Finalement le jazz crie et se plaint, la batterie explose et le rythme éclate, la mélodie est contestée et l’harmonie bousculée, improvisation au premier plan, dans l'énergie, la violence et la revendication.
Remarque :
Même si l'artiste doit toujours rechercher la perfection, les fausses notes demeurent et demeureront toujours. La musique improvisée, de par nature, est pleine d'erreurs. Mais il existe un art de faire sonner les fausses notes (improvisation out) : pour que cela sonne bien et non comme une multitude de fausses notes, il faut dessiner clairement la seconde tonalité et jouer avec autorité. La moindre hésitation fait que cela sonnera probablement mal. Un jour quelqu’un a défini le jeu en dehors (= out) comme l'aptitude à faire sonner « bien » des « fausses notes ».
Art Blakey a dit un jour : « Quelqu’un a joué une fausse note, et le jazz est né ».