Bebop : documents & témoignages
octobre 15, 2018
Les lieux d’éclosion du bop :
On a coutume de me demander qui a créé le bop. Ça n’a pas été l’œuvre d’une seule personne, mais de tout un groupe qui s’était rassemblé parce que ses membres avaient la même approche de la musique. Nous avions une conception du jazz qui était un peu différente de celle de la moyenne des musiciens qui jouaient à cette époque. Avant la guerre, nous avions plus de temps pour étudier et jouer ensemble.
La plupart des musiciens qui essayaient de faire autre chose – et il y en avait beaucoup à cette époque, à commencer par Dizzy, Roy Eldridge, Jimmy Blanton, etc. – innovaient isolément ou bien au sein d’orchestres où ce genre de plaisanterie n’était pas tellement apprécié et où ils risquaient quotidiennement leur place. Le grand mérite du Minton’s a été de regrouper quelques-uns de ces musiciens en leur offrant la liberté d’innover comme ils le voulaient.
Et si le Minton’s a tout de suite marché, c’est que c’était l’endroit idéal : un bar et une arrière-salle aux lumières tamisées, avec une estrade pour les musiciens et de petites tables pour les dîneurs. Le tout à la limite de Harlem. Le « patron » du Minton’s, Henry Minton, avait été saxophoniste dans son jeune âge et avait occupé un certain temps les fonctions de président de l’Union des musiciens. Il avait choisi un musicien pour diriger son club nouvellement acheté. Il avait eu raison et lorsque, vers octobre 1940, le Minton’s ouvrit ses portes sous la haute direction de mon ancien chef d’orchestre Teddy Hill, il y avait sur l’estrade une petite formation maison qui s’époumonait à jouer du dixieland avec comme chef Happy Cauldwell. Au début de 1941, Teddy remercia Happy Cauldwell et me donna carte blanche pour former un petit groupe de quatre ou cinq musiciens.
Interview de Kenny Clarke par François Positif,
in Les Grandes Interviews de Jazz Hot, Paris : L’instant, 1989.
Lorsque nous étions à l’Onyx, nous modifiions les accords de standards connus et créions des mélodies « qui collaient mieux ». Nous ajoutions par exemple une quinte diminuée aux accords de base pour faire « plus moderne ». Ces nouvelles compositions n’avaient pas de titres. Il me suffisait d’en fredonner le début « dee-da-pa-da-n-debop » pour mes collègues et nous démarrions. C’est pendant notre passage à l’Onyx que la presse s’empara du terme be-bop pour la première fois.
Dizzy Gillespie, in GILLESPIE Dizzy et FRASER Al, To Be or Not To Bop,
Paris : Presse de la Renaissance, 1981, traduction de Mimi Perrin, p. 184.
Un témoignage sur Parker :
Tout ce que Bird voulait, c’était vivre et jouer du saxo. Le saxo, c’était plus important que les femmes. C’est seulement après avoir joué qu’il pouvait parler à quelqu’un. Si vous voyiez Bird entrer dans une boîte où il n’était pas programmé, vous pouviez deviner le scénario. Il allait droit au bar et se rapprochait lentement mais sûrement de l’orchestre, reculait de quelques pas, puis se rapprochait de nouveau et finissait par jouer. Il avait toujours son bec [de saxophone] avec lui, sauf à l’époque où ses admirateurs et autres chasseurs de souvenirs le lui fauchaient, mais il trouvait le moyen de s’en procurer un autre.
Harold « Shorty » Baker, cité par Robert Reisner in Bird, la Légende de Charlie Parker,
Paris : Belfond, 1989, p. 36.
L’apport de Bird :
Je pense toutefois que Parker a apporté beaucoup plus que le côté harmonique du be-bop. Les harmonies existaient par ailleurs. Son phrasé par contre, notamment au niveau rythmique, est tout à fait nouveau. Avant le Bird, on jouait des croches ou des triolets de croches, avec des blanches et des noires. Parker a mélangé le tout en y ajoutant les doubles croches et même les triples croches dans les ballades. Il faisait intervenir dans chaque phrase une formule rythmique différente. La mise en place était aérienne, par-dessus les barres de mesures. Il pouvait passer de la troisième mesure à la onzième en une seule phrase. Ce fut un des apports de ce style, puisque après le be-bop on a cessé d’accentuer le début de chaque groupe de huit ou douze mesures. À telle enseigne qu’aujourd’hui il faut éviter de montrer que l’on sait « où l’on en est ». L’auditeur peut être un peu dérouté s’il n’a pas la connaissance du morceau joué ou s’il ne compte pas les mesures. Lester Young avait d’ailleurs ébauché cette esthétique.
Martial Solal, in Jazz Hot n°328, juin 1976, pp. 41-43.
Le rôle de Kenny Clarke :
Le changement radical que j’ai établi dans le jeu de batterie se situe au niveau de la grosse caisse et de la cymbale. […] Je suis parti de la constatation suivante, c’est que si l’on veut jouer sur la caisse claire avec la main gauche et frapper la cymbale « charleston » (« high hat ») de la droite, on est obligé de croiser les bras. Il est difficile de jouer ainsi longtemps tout en conservant une certaine souplesse. J’ai donc pensé qu’il était préférable de maintenir le tempo, très fermement mais très légèrement, avec la main droite sur la cymbale. La main gauche sur la caisse claire (ou sur un des toms), et le pied droit, sur la pédale de grosse caisse, travaillent en étroite collaboration, fournissant les accentuations, les syncopes qui relancent sans arrêt les sections mélodiques du grand orchestre ou le soliste (d’une grande ou petite formation). Quant au high hat (la cymbale « charleston »), il marque en principe l’« after beat ».
Lorsqu’on joue le tempo sur la cymbale, tout est clair. Cela laisse le champ libre aux ensembles et au soliste, qui disposent du même coup de beaucoup plus de liberté pour improviser. Le soliste peut alors bouger sur ce tempo, stimulé qu’il est par les accentuations sur la caisse claire et la grosse caisse.
Kenny Clarke, interview par Maurice Cullaz, in Jazz Hot n°328, juin 1976, pp. 37-38.
Le bop selon Dexter :
C’était une période vraiment spéciale. Mais en fait, à l’époque, nous ne nous rendions pas tellement compte du pas en avant radical que faisait la musique, parce que nous faisions à peu près tout d’une façon différente : nos vêtements, par exemple, étaient complètement différents, casquettes, bérets, etc. Et le langage… C’était un autre monde, vraiment : la plupart du jargon que nous utilisons aujourd’hui provient de cette période, le « slang », « to be hip », etc. C’était encore la guerre et certains des types étaient appelés aux armées, d’autres essayaient tous les trucs pour y échapper. Bref tout ce qu’on pouvait faire pour se démarquer (« to stay out »), les gars le faisaient. Et New York était vraiment spécial ces années-là : la 52ème Rue et le Minton’s, c’est là que tout se passait.
Dexter Gordon in Jazz Hot n°300, décembre 1973, p. 12.
Le bop selon Lennie Tristano :
Le be-bop a fait plusieurs apports à l’évolution de la ligne mélodique isolée. L’arpège a perdu son importance ; la ligne est essentiellement diatonique. Il ne s’agit plus de monter le long d’un accord pour en redescendre un autre, ni de monter par une gamme pour redescendre par une autre ; le recours à des enjambements de plus d’un tierce interdit les mouvements de bascule. Une utilisation savante des gammes favorise l’évolution d’idées plus nombreuses que l’utilisation des arpèges, puisqu’un arpège ne fait que répéter un accord. Au lieu d’une section rythmique qui martèle chaque accord, à quatre temps par mesure, pour permettre à trois ou quatre solistes de jouer le même accord sous forme d’arpège en un éclatement vibratoire, la section rythmique du be-bop recourt à un système de ponctuation harmonique. Cela permet au soliste d’entendre l’accord sans se le faire enfoncer jusqu’au fond de la gorge. Il a la possibilité de réfléchir tout en jouant. Un chorus de be-bop peut être fait de n’importe quel nombre de phrases, de longueur variable. Une phrase peut comporter deux ou douze mesures. Elle peut contenir une ou plusieurs idées. La musique est réfléchie, par opposition au genre de musique qui n’est rien de plus qu’une succession infinie de notes, parfois fausses.
Article[1] paru en 1947 dans la revue Metronome.
Le bop selon Louis Armstrong :
Je joue ce que je sens, ce qui est en moi. Je n’ai pas la prétention de plaire à tout le monde. Vous savez qu’il y a des tas de « cats » (« fanas ») nouveaux qui disent : « Armstrong, il joue trop de notes longues ». Ils voudraient que je change ; mais pourquoi irais-je changer pour plaire à des fanas qui ne savent même pas ce qu’ils veulent ? J’écoute moi-même ce que je joue et si ça me plaît, c’est que c’est bon. C’est le seul moyen d’avoir une opinion sur ce qu’on fait. Je suis mon meilleur public. Je ne pourrais jamais jouer ce bebop, parce que je n’aime pas ça. Mais comprenez-moi bien : je trouve que quelques-uns de ceux qui le jouent le jouent vraiment bien, Dizzy surtout. Mais le bebop c’est une façon facile de s’en sortir. Au lieu de tenir les notes comme il faut les tenir, ils se contentent de jouer un tas de notes courtes. Ils s’en sortent par un tour de passe-passe. Vous n’en trouverez pas beaucoup, parmi ces gars, qui sachent jouer en tenant la note. Ils n’ont jamais bien appris. C’est du tape à l’œil. Ça ne vient pas du cœur comme doit venir du cœur la vraie musique.
Cité par ULANOV Barry in Histoire du jazz, p. 317.
[1] Cité par ULANOV Barry in Histoire du jazz, Paris : Buchet-Chastel, 1955, p. 322.