Jehan Alain
juillet 19, 2016
L'homme
Né à Saint-Germain-en-Laye (Yveline) le 3 février 1911.
Mort (tué) près de Saumur le 20 juin 1940.
Compositeur et organiste français.
Jehan est l'orthographe ancienne du prénom Jean.
La lettre h ne doit pas être prononcée : on dit tout simplement Jean.
Né le 3 février 1911 à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), Jehan-Ariste Alain bénéficiait d'une double hérédité musicale. Son père, Albert Alain (1880-1971), élève de Guilmant et de Vierne, était organiste, compositeur fécond et facteur d'orgue amateur. Sa grand-mère maternelle était pianiste de talent. Les dons musicaux de Jehan se manifestèrent très tôt. Sans être un enfant prodige, il fut extrêmement précoce et pouvait, dès l'âge de onze ans, tenir le grand orgue de l'église paroissiale de Saint-Germain-en-Laye pour suppléer à son père. Son exemple fut bientôt suivi par les trois autres enfants (un frère et deux sœurs) et la « maison Alain » résonna de musique du matin au soir. Notre vie en fut bercée et notre éducation se fit par une sorte d'osmose, les « grands » entraînant les plus jeunes qui les stimulaient de leur enthousiasme.
Il y avait des pianos un peu dans toutes les pièces de la maison, il y avait un ou deux harmoniums dans les recoins, il y avait surtout « l'orgue », dans l'intérieur duquel notre père « disparaissait » mystérieusement à son moindre moment de liberté. Il ajoutait quelques tuyaux encore manquants, ou un nouveau clavier, car, possédé par sa passion de facteur d'orgue, il se découvrait le besoin impératif à chaque fois que tout semblait fini, de tout changer ou de tout augmenter. Jusqu'à l'âge de 90 ans, il continua, jour après jour, ce travail sans relâche dont le résultat fut un orgue mécanique de 39 jeux réels, construit presque entièrement de ses mains : merveilleux chef-d'œuvre de patience auquel il consacra plusieurs dizaines de milliers d'heures.
Comment échapper à une telle fascination, quand tout, dans la maison, gravitait autour de cet étrange et fabuleux instrument ?
Jehan suivit simplement sa vocation, sans questions, sans problèmes. Après plusieurs années de lycée, mon père le confia aux soins éclairés d'Augustin Pierson, l'organiste de la Cathédrale de Versailles, pour des études de piano très poussées. Jehan resta toujours un remarquable pianiste. J'entends encore la façon dont il jouait la Sonate en Fa dièse ou la Quatrième Ballade de Chopin. J'entends aussi, avec un peu de l'extase qui était la mienne à l'époque, la suavité irréelle que dégageait, sous ses doigts, sa Ballade des Pendus de Villon, ou le déchaînement féroce de son Tarass Boulba dans lequel son étonnante facilité de staccato du poignet faisait merveille. On retrouvera cette technique du staccato dans maintes pièces d'orgue où elle donnera maille à partir à de nombreux organistes... Son œuvre pour piano, sans doute éclipsée par celle pour orgue, reste injustement méconnue ; elle est pourtant importante et fort bien conçue pour l'instrument.
C'est au Conservatoire de Paris que le jeune Alain devait parfaire sa formation de musicien. Il remporte un Premier Prix d'Harmonie en 1933 chez André Bloch et, la même année, un Premier Prix de Fugue dans la classe de Georges Caussade. Après une année de service militaire, il se marie, encore fort jeune (en 1934), avec une amie d'enfance et entreprend la suite de ses études : composition chez Paul Dukas (dont l'influence est très sensible dans ses œuvres des années 1934-1935) puis chez Roger Ducasse, orgue et improvisation chez Marcel Dupré.
De nombreux ennuis de santé (en 1932 une grave pneumonie l'avait rendu très fragile) continuent d'entraver ses études et, malgré ses dons exceptionnels, les succès tardent à venir. Ses épreuves de composition ne rencontrent qu'incompréhension auprès des jurys. Ce jeune compositeur... qui dédaigne les sacro-saintes formes établies et se lance dans de véhémentes recherches rythmiques et modales ne peut recevoir l'approbation des « pontifes ». Il abandonne la classe de composition après deux années d'insuccès, persuadé de ne jamais pouvoir se plier à de telles disciplines. Et cependant, il n'a jamais autant composé qu'en cette période où il semble, au contraire, se libérer des contraintes, dans un extraordinaire épanouissement de son œuvre d'orgue. Dans la classe de M. Dupré, il est un improvisateur follement doué, et c'est sans doute l'influence de ce dernier maître qui l'aide à se discipliner dans ses compositions aussi bien que dans ses improvisations. Il remporte son Premier Prix d'Orgue à la veille de la guerre (1939) et ne peut pas même entreprendre la carrière qu'il aurait méritée, car la mobilisation générale met fin à tous ses projets. Le 20 juin 1940, il est tué, au cours d'une mission de liaison, lors de la bataille de Saumur*.
L'incroyable, c'est de constater combien ce petit homme, cet être surmené, toujours luttant contre une santé chancelante, a pu produire, tout au long de ces années difficiles.
Il écrivait comme on respire, très vite, sans l'aide d'un instrument, sur un coin de table ou dans le train de banlieue, notant des idées, de grands fragments ou même des pièces complètes, sur de grandes rames de papier blanc qu'il rayait lui-même d'une plume à cinq becs, au fur et à mesure de l'inspiration. A-t-il détruit ses brouillons ? ou, n'en faisait-il pas ? Je ne puis le dire... Même ses manuscrits écrits au crayon sont pratiquement exempts de ratures, et la graphie musicale est d'une extrême sécurité. On sent, cependant, que tout a été noté extrêmement vite : le solfège est souvent approximatif, des accidents manquent, les passages symétriques accusent parfois des différences suprêmement dédaigneuses de la logique...
Cette logique, il la refusait, comme il refusait les cadres tout faits, les formes musicales confortables et toute idée de facilité. Ce n'était nullement du snobisme, c'était au contraire un extrême souci de sincérité : ne rien écrire qui ne soit indispensable, se méfier des développements faciles, des conclusions « en force », créer la forme en même temps que l'œuvre et le langage musical en fonction de l'inspiration.
Au cours de ses dix années de production (de 1929 à 1939), on peut suivre l'évolution de cet improvisateur doué (Postlude pour l'Office de Compiles), rejetant déjà les rythmiques traditionnelles, puis découvrant avec enthousiasme les musiques orientales (Danses à Agni Yavishta) et leurs rythmes complexes (Première Fantaisie), pris de remords et se tournant vers un classicisme épuré (Variations sur Lucis Creator), puis vers un hommage au style classique (Prélude du Prélude et Fugue, Variations sur un thème de Cl. Janequin) pour, enfin, trouver sa voie dans la polyrythmie influencée de folklore arabe de la Deuxième Fantaisie et la polymodalité des Trois Danses.
Il se réclamait de Couperin, qu'il connaissait pourtant assez peu car on ne le pratiquait guère à l'époque. Mais Jehan a ceci de commun avec lui : les plus riches contrepoints sont cachés, les plus belles constructions sont voilées car, chez l'un comme chez l'autre, l'expression et le sentiment priment la forme et la technique. Disons plutôt que forme et technique ne sont que des moyens qui doivent se faire oublier au profit de l'émotion musicale dont elles ne sont que les servantes.
Marie-Claire ALAIN
* Pour plus de détails sur ta vie de Jehan Alain, voir le livre de Bernard Gavoty : Jehan Alain, Musicien Français, Ed. Albin Michel.
L'oeuvre pour orgue
Cette œuvre musicale..., je crois pouvoir dire, en un sens, que je la connais mieux que mon frère, lui-même, ne l'a jamais connue. Bien sûr, j'étais de quinze ans sa cadette et je n'avais que treize ans lorsqu'il est mort... Mais mes souvenirs d'enfance sont restés très vivaces, car j'ai écouté Jehan jouer pendant des années. J'ai sans doute assisté à la plupart des « premières » de ses pièces d'orgue. C'est pour moi qu'il plaça, sur la triste phrase finale de la Première Fantaisie, ces mots comiques : « Un' gross' locomotive avec un tout p'tit tender ». C'est sans doute pour moi qu'il improvisa pour la première fois « sur deux notes qui cornent ».
Tout Alain est dans cette attitude : ne jamais exagérer un effet et se moquer de ses propres épanchements. Dans les pièces les plus profondément tragiques, ne jamais perdre le sens de l'humour.
C'est avec tous ces souvenirs présents à la mémoire que je commençai de jouer les œuvres de mon frère, au fur et à mesure de mes possibilités techniques, au cours de ma vie d'étudiante, puis de concertiste, enfin de professeur. C'est en interprétant ces œuvres en public, sur des orgues de tous les pays du monde, que je sentis le besoin de transposer des registrations qui étaient par trop expérimentales ou uniquement destinées à l'orgue-Alain. C'est en enseignant et en répondant aux questions de nombreux élèves que je dus préciser bien des points litigieux, des accidents douteux, ou même trancher des problèmes d'interprétation et de mouvement non indiqués par l'auteur.
En conclusion de ce travail, je pense que, pour jouer fidèlement Jehan Alain, il faut être naturel avant tout. Se souvenir que toute cette musique a été écrite par un jeune homme de 18 à 28 ans. La musique naturelle est rythme, chant et danse. Elle accélère dans l'émotion et ralentit dans la méditation. Elle respire au rythme des battements du cœur qui, faut-il le rappeler, ne sont pas toujours réguliers comme ceux d'un métronome.
Plutôt qu'une recherche figée de reconstitution des intentions de l'auteur, je recommanderais à un jeune organiste de se laisser porter par l'enthousiasme ou par l'ambiance de telle ou telle pièce. Mais il faut, comme toujours en musique française, posséder cette « pierre philosophale » de l'exécution musicale : le « Bon Goût ». Le « Bon Goût », c'est-à-dire le sens musical, mais contrôlé par la science du contrepoint, l'analyse formelle et harmonique, et surtout le sens du rythme, c'est-à-dire de la vie musicale intrinsèque à toute œuvre.
Marie-Claire ALAIN
L'idéal sonore
Contrairement à C. Franck ou à O. Messiaen dont les sonorités s'expliquent d'elles-mêmes à Sainte-Clotilde ou à la Trinité, Jehan Alain ne trouva que peu d'inspiration dans son orgue de Saint-Nicolas de Maisons-Laffitte : un Cavaillé-Coll tardif, de belle construction, certes, mais d'esthétique sonore très lourde et limitée.
L'orgue « selon son cœur », c'était celui que construisait son père, dans la maison familiale de Saint-Germain-en-Laye, et la plupart des indications de registration écrites de sa main correspondent à cet instrument, dont voici la composition vers 1938 (après le voyage au Petit-Andelys) :
Orgue de salon d'Albert ALAIN (à Saint-Germain-en-Laye) |
L'orgue idéal de Jehan pourrait être celui de son père, augmenté comme il le fut dans les années 1940 à 1945, et doté d'un certain nombre des jeux supplémentaires que nous voyons mentionnés dans les Trois Danses ou dans les oeuvres des dernières années. Par exemple celui-ci :
Mais cet instrument n'a jamais existé que dans l'imagination du compositeur !…
Marie-Claire ALAIN
L'orgue
L’orgue de salon familial : un 4 claviers construit par son père dans sa propre maison, lui fut à la fois instrument d’étude et source d’inspiration.
Peu de compositeurs disposèrent, comme Jehan Alain, d’un orgue aux jeux multiples pour colorer ses improvisations et faire jaillir les timbres de ses créations.
Grâce à l’association Jehan Alain, cet instrument, qui présente des particularités sonores et techniques uniques, a pu être magnifiquement restauré par la Manufacture d’Orgues de Saint-Martin (NE). Avec ses 4 claviers, 43 jeux et 2395 tuyaux, il est installé dans les combles de la Maison de la Dîme à Romainmôtier, l’un des bâtiments de l’ancienne enceinte conventuelle, où il est maintenant utilisé pour des concerts, des cours, séminaires et pour l’étude de ceux qui désirent approfondir l’œuvre de Jehan Alain, qui a été largement inspiré par cet instrument. Il est classé Monument Historique.